Fiston Mwanza Mujila
ville intérieure
ville intérieure
ne dites pas que j’ai perdu la cabeza
ce n’est pas de ma faute
c’est la faute à la ville
qui grouille dans mon ventre
(et me fout l’épilepsie)
à chaque fois que je l’évoque
...ma ville à moi est une ville illégale, une ville de contrebande, une ville proscrite, un gros bidonville, délabré et droit dans ses bottes
on y accueille tout le monde
sans exiger le moindre visa ou la carte de vaccination
et on envoie chier, dans ma ville, les racistes, les xénophobes et autres égorgeurs de la pleine lune
ils n’ont qu’à aller se défenestrer dans l’océan s’ils n’ont pas le coeur à supporter nos rires et nos odeurs, nos fêtes et nos envies de liberté, be-bop et de rumba
un monde sans lucarnes est une utopie dévastatrice
et on sait où mènent les utopies quand elles renflouent l’hérésie et la supercherie de la dernière heure
ne dites surtout pas que j’ai perdu la cabeza ma ville à moi est une ville heureuse
ma ville à moi est une ville cosmopolite
ma ville à moi est à la croisée des civilisations
ma ville à moi se situe entre l’Orient et l’Occident
l’Afrique tropicale et l’Europe centrale
l’Amérique latine et le Sud Soudan
la Bolivie et l’Afghanistan
des longues routes relient tous les quartiers dans la ville
la ville à moi (por favor)
ne dites pas que j’ai perdu la cabeza ne le dites pas, même à Mvidi Mukulu, l’Esprit Aîné ...ma ville à moi est la ville la plus peuplée au monde
mais aussi la plus charnelle et la plus fraternelle les gens dressent la table et mangent dehors en plein soleil
ils ont le rire jusqu’au cou
dans ma ville, les portes des appartements et les fenêtres restent ouvertes toute l’année aux voyageurs, passants et visiteurs de circonstance
les saisons se coagulent en un fou désir de rédemption
été humide, hiver doux ne dites pas que j’ai perdu la cabeza ...ma ville à moi est une ville portuaire
elle a les pieds et les cheveux trempés dans l’eau des milliers d’embarcations accostent de partout dans ma ville avec du sel, de la soie, des pommes, des cerises, des tapis, du rhum, du jus de djudju, coquilles, alcool de riz mais aussi des hommes aux multiples traits, divers gabarits s’exprimant dans plusieurs langues inconnues d’eux-mêmes...
sur chacun de leurs visages se lisent des généalogies
des années de migration et de transhumance
ne dites pas que j’ai perdu la cabeza ou que c’est la carie dentaire qui déclenche le bagou ma ville à moi, la ville de Mwanza Mujila est un conglomérat des rêves et certains de ces rêves sont verts, somptueux et tonitruants
ma ville à moi est un véranda, un énorme bazar, une foire, jukebox déconcertant, bar à ciel ouvert, bordel merveilleux
on y joue et swingue toutes sortes de danse et musique: le tango, la polka piquée, le tango, la valse, la samba, le kizomba et (surtout) le jazz
et quand vous empruntez les venelles de ma ville, de ma ville à moi, si vous n’entendez pas la contrebasse de Mingus, la trompette de Mongezi Feza, la batterie de Max Roach, le sax de Dudu Pukwana, le piano de Duke Ellington, ce sont les trémolos de Bessie Smith qui palpitent dans vos oreilles
une voix fiévreuse chantant a capella l’amour-fou
entre l’angelus et l’appel à la prière du muezzin
chut, ne dites pas que j’ai perdu la cabeza
ma ville à moi, est traversée par trois fleuves émancipés: le Yang tsé kiang, le Danube et le Limpompo
ma ville à moi sent les jonquilles, arômes et les épices de Zanzibar
ma ville à moi est une ville d’espérance
ma ville à moi n’est pas une citadelle
ma ville à moi n’est pas une bagne
ma ville à moi commence à Graz
et s’achève à Port Elisabeth
en passant par Caracas, Nagoya, Thessalonique, Odessa et Seattle
dans ma ville à moi, je ne suis pas un gars du Congo ou du Zimbabwe
dans ma ville à moi, je ne suis pas un homme, je ne suis pas une femme
dans ma ville à moi, je ne suis pas un black, je ne suis pas un étranger
dans ma ville à moi, je ne suis pas un black, je ne suis pas un blanc
dans ma ville à moi, je ne suis pas un black
dans ma ville à moi, je ne suis pas un black
dans ma ville à moi, je ne suis pas un black
dans ma ville à moi, je suis juste le petit-fils de ma grand-mère paternelle, Julienne Mwa Mwanza
Ma’Nanga