Carole David
Trois jours de pèlerinage
Dans ce quartier, les femmes fourrures ramassent
des fruits qui pourrissent dans leur poches,
alcool de poissons et de verdure, odeur de loutre à la commissure des
lèvres.
Minuit, pleine de rage, je parcours les allées du marché.
Il n’y a ni carrosse ni citrouille ni cowboys sur leurs grands chevaux
pour me redonner vie (Sam Shepard a disparu).
Au loin les panneaux lumineux orientent mon sommeil ;
reliée par un tube à l’existence, je respire sur les vers d’Alda Merini,
son jardin est le mien, sa réclusion, ma joie.
J’habite un deux pièces, sur le haut d’une montagne à pèlerinage.
Pour entrer dans la cour, il faut faire une suite de chiffres magiques :
Deuxième guerre mondiale, Révolution française, guerre d’Algérie.
Le soir, avant de monter, j’enjambe les masques à gaz,
les veuves déchiquetées, les enfants en arrêt respiratoire,
mon oncle a survolé ce ciel, il en est mort.
Le jour, je discute avec des polyglottes ;
nous cherchons dans nos poèmes, des pruniers sans fruits,
des Chinoises prisonnières de grains de riz ;
Les vers tombent un à un dans le fracas
comme dans un salon de quilles, un dimanche après-midi.
3.25 $ par partie pour une personne
17 $ l’heure pour une allée
le matin, avant de me mettre à table
je demande à Alda si mon corps
est à la hauteur de la poésie, elle me répond :
«Je voulais être diaphane, douce et pâle, peut-être était-ce là le piège.»
À la troisième rencontre, un poète pleure.
Il n’entend pas sa voix résonner dans la nôtre ;
chacun parle les yeux rivés au sol.
Je me remets à la traduction 20 sous le mot pour la poésie
Alda me sourit et me protège
l’esprit de la langue m’a abandonnée
«Cette femme préfère prononcer les mots au lieu de leur donner naissance.»
La poète a raison : je lis sans comprendre,
un exercice humiliant qui me rappelle les ébats
d’une femme, les chevilles attachées aux poignets
(comment écrire à quatre pattes ?)
seulement la langue dans l’exiguité de la pièce
A. refait surface, crayons dans la bouche ;
elle me demande de les tailler.
Le dernier soir, je porte ma tête de nageoires après avoir baisé un requin
sur un étal de Montmartre (j’ai abandonné le poème).
Sa langue était russe, son membre se désagrégeait entre mes mains.
Après je suis retournée poussière.
Tout est révélation : plumes, moussons, cheveux en croûte ;
qui voudrait me porter en terre à la fois légère et piquée d’acariens ?
Si je reviens , je veux voyager avec des âmes à bout de bras
tirées par des cercueils de verre.