Lisette Lombé
LA FAMILLE
On raconte que , là-bas,
les poètes se cognent les uns aux autres,
comme une brique sur le crâne d'un ennemi.
On raconte que, là-bas,
le sol est jonché de milliers et de milliers de feuilles blanches et que chacune de
ces milliers de feuilles blanches
a appartenu à une personne abandonnée par les mots.
C'est un no man's land,
un terrain vague,
un gisement mort entre les strophes.
Tous nous connaissons ce lieu.
Tous nous connaissons cette peur de ne plus être à la hauteur du texte précédent.
Tous nous redoutons cet appel de la synchronicité qui ne se CHOR2GRAPHIERA
en rien.
Alors nous nous répétons,
mantra, mantra,
cela ne peut pas ne pas avoir de sens
cela ne peut pas ne pas être un signe,
cela ne se peut.
Et les jours passent,
on s'échine, on s'obstine,
pas une ligne, pas une rime.
Feuille blanche.
Apnée, souffle court, apnée, feuille blanche.
Je dois écrire, je peux écrire, je veux écrire, je peux le faire.
Et les jours passent.
On s'aigrit, on s'agrippe à la fausse perle, la fausse pépite, la pâle copie,
déjà-vu, déjà lu, déjà-dit
prêt-à-porter, prêt-à-rapper, prêt-à- slamer,
Et puis, soudain,
ceux qui reviennent de là-bas parlent d'alignement foudroyant ou de renaissance
brutale.
Soudain, ton poème est là.
Devant toi.
Tapis rouge qui se déroule.
Comme écrit, comme sorti, comme jailli d'une autre que toi.
Certes, ton poème est encore à ciseler,
Certes, ton poème est encore à apprivoiser
mais il est là, devant toi, coup de poing immobile,
au milieu des milliers et des milliers de feuilles blanches qui se mettent à tourner, à
tourner et à tourner autour de lui.
C'est une invitation à t'agenouiller.
C'est une invitation à enfin entendre ce que ton ventre, ce que ton bide, ce que tes
tripes ont a à te dire…
Alors tu demandes à haute voix à cet autre que toi
« Mais c'est qui tous ces mecs ? Qui sont tous ces mecs qui se pressent dans mon
nouveau texte ? Qui sont tous ces hommes ? »
Il en sort de partout. Ça grouille, ça bavouille.
Il en sort de partout, ça se bouscule à chaque paragraphe.
Hashtag Me Too. Hashtag Balance ton porc. Hashtag Hashtag.
Il en sort de partout.
Il y a les gros lourds des transports en commun, les frotti-frotteurs, les « Hé,
Mad'moiselle ! »,
les plaquants, les planqués,
les loosers, les chasseurs,
les pas vus, les pas pris.
Et il y a l'oncle pansu, le babysit psychotique,
qui te course torse nu avec une fourche à la main.
Version trash de cache-cache. Si je t'attrape, je t'empale.
Et le coach de basket qui te coince dans le vestiaire,
je te tiens tu me tiens par la barbichette
et qui gagne ta culotte et qui gagne ta chaussette,
du matos de première pour s'astiquer en cachette.
C'est la famille ! La grande famille !
La famille sans frontières,
au-dessus des lois, au-dessus de toi, au-dessus des droits.
Alors tu demandes combien ?
Tu demandes combien de femmes dans cette famille.
Tu demandes combien de mères, combien de vagins empuantis.
Tu demandes combien de tantines, combien de cousines
pour un seul de ces mecs resté impuni,
pour chaque Weinstein du dimanche,
chaque pseudo DSK , pseudo Woody, pseudo Cosby,
tu demandes combien ?
Combien de soeurs sous les sourires, sous les silences, sous les convenances
Combien de déglinguées, de zombies, de dézinguées, de pommes pourries,
de cramées, de barges, fêlées, fanées, foutues,
combien de ventres morts, de fantômes, de fautives,
de fin de fille, de fin de vie
Combien ?
Dites-moi combien !