Gabriel Rebourcet 

Translator

Le soleil se lève, encore et encore le soleil de Yakoutie,
cette boule grinçante, rouillée.
Et la croûte de la terre tonne, quand on pompe l’or noir,
l’or vert, des deux mains quand on emboîte le caviar,
trois postes et la bouche affamée est nourrie.
Et loin d’ici, loin derrière les montagnes,
chaque trou en forme de cabane,
moulé dans le ciment,
aux senteurs de cardamome et de café juste grillé,
où le narguilé siffle, dans la lumière et la chaleur de la terrasse solaire, et chaque habitant, chaque sourire coincé
dans son col empesé
se prépare à la vie ordinaire, aux contrôles comptables,
les après-midi de gymnastique,
les déjeuners, longs, arrosés.

Quand la lune colore la ville, le cristal scintille
et la boisson aigre pétille.
Le soir répand ses étoiles à la surface des mares.
Une cape de soie s’épanche sur la glace.
Cette vision nous ensorcelle,
nos deux bouches muettes, soufflant la brume.
Telle est l’ivresse sans alcool, infinie griserie au son
des étoiles, un instant de joie aux marches de l’espace,
avec sous nos pieds le fracas des fossiles.
Buvons donc à cette coupe : la pesanteur ne vaut plus,
et la buée de nos bouches peut bien nous cacher.

Quand Jacasser mourra il s’élancera d’une brasse depuis le grand fond vers la lumière comme du temps de son enfance, depuis le ponton, dans l’eau boueuse, frôlant le sable pour regagner la surface et le satellite lancé autour de la balle bleue. Il épie le quasar le plus proche, se saisit à mains nues d’une météorite ou deux, comme il attrappait jadis les perches parmi les gardons, les citations sages entre les pages des livres faciles,  et retranchait sans vergogne les guillemets des citations. Entre les étoiles Jacasser est le vent, puis enfin il est est à nouveau avec son père, tous deux purs esprits. Ils prennent la direction d’Alfa Centaure, parcourent les paradis et les enfers des monothéistes en ne croyant qu’aux écrits de science-fiction, traversant lentement jusqu’aux vaisseaux géants des galaxies où Jacasser lorgne par les hublots comme jadis par le trou de serrure de la chambre de ses parents, le spectacle se dépose dans sa mémoire, il n’y a plus rien d’autre.

Ce soir, Jacasseur lit une vieille légende nordique, on y voit comment les mâles de ce temps-là passaient de colline en colline, les vieux compagnons sveltes
                                            de Béowulf,
lèvent les chopes à leurs lèvres, essuyant
l’écume à leur manche caparaçonnée.

Car l’amitié entre les hommes n’est pas difficile, eh non, elle est impossible,
comme la fraternité entre les autos
au feu rouge alors que pendant des générations les guerriers lances au poing ont massacré hommes et bêtes
à qui devançait ses compagnons
                                                                dans le dernier virage
le regard change,  on se demande s’il pourrait y avoir
autre chose qu’une lutte entre les braves,
s’il y aurait une place pour l’amour
ou rien que des coups dans le flanc, la poitrine, les reins,
crevant l’armure de métal, le destrier coiffé en perles de crins, ou s’il y aurait place pour
                                            l’amour
quand les joues barbues se frottent
et le hurlement jaillit par dessus les collines, les hommes du nord
ne demandent jamais pardon.

On aurait une maison à soi, avec six murs
                      de vrais remparts.
On aurait une maison sans voisins,
et une mer sans rivages.

On aurait une maison avec six étages,
on dégommerait les passants à l’arc.
On serait le roi, papa mourrait et on serait père
                      à la place de papa.
On aurait mille arbres dans le jardin, pommiers
                      poiriers
                      cerisiers
                      pruniers
depuis leur cime on verrait le ciel,
on verrait sur le rivage les maisons, on serait parmi elles,
on verrait les générations des celliers et leurs conserves patientes.
Chaque jour ce serait Fête
des escaliers dans tous les sens, on prendrait le sauna seul, à deux
                      on aimerait
                      il y aurait une maison, on l’aurait
                      tout de suite.

On ouvre la bouche. On fait un homme, une femme. On les hoche, on les boute dehors une pelure de pomme entre les dents. On oublie de fermer le robinet. On inonde partout, ou presque. On change de narrateur.

On se sauve d’Egypte, on s’égare. On reçoit des commandements, on les range au fond d’un coffre, et on referme le couvercle à double tour. On bouscule les indigènes, on leur prend leurs terres. On est idiot, on parodie les prophètes. On finit à Babylone, on s’évade. On change de narrateur.

On naît bizarrement, des prélats on reçoit des présents. On part avec Interrail,  on crée un groupe de rock. Il vient des fans. On meurt de mort spéctaculaire, on revient en fantôme. On change de narrateur.

On se souvient de ce dont on se souvient, on enregistre tout. On interprête, comment ça vient, on en parle alentour aussi.

On attend.

On change de narrateur.

Ainsi donc rien ne cesse?

...j'ai vu la fin d'un homme, torrent,
qui oubliait de suivre la ligne de la terre et de son écorce

Pensait-on quelque part:l'homme vaut bien quelque chose!

...même si le soleil et l'arbre
savaient tout de l'essentiel
avant nous,
et si les étoiles font oeuvre d'artiste, plus loin encore que l'esthétique,
et si les poules, qui dorment près d'ici et se rememettent
des énervements du coq, sont des créatures plus sereines

Peut-on donc répudier un homme, par trois fois, dans le même jour?

...et la quatrième, qui lourdement se répète

Et la cinquième.

Pense avec courage: le ciel est fait de verre.
Pense avec plus de courage: le ciel est fait de verre
mais les pierres sont légères

Ce qu'on dit à l'enfant
qui se dévêt de sa première certitude instinctive,
ses premiers chaussons de velours:

jette un oeil vers l'église et le port. Tu as des yeux.
C'est la vie sous la peau de la pomme, c'est la forme moissonneuse du pain.
Depuis le froid de la gorge
jusqu'à la chaleur du vin
l'eau voyage, et le temps
est compté pour les cartes, nulle fête n'est trop petite
à fêter.

Et encore ceci:
pense avec plus de courage encore
et dors flanc contre flanc

car du courage il en faut

quand il pleut des éclats de ciel