Christine Zeytounian-Beloüs 

Translator

c’est à l'état de veille
que nous oublions nos rêves

mais en rêve
nous nous souvenons de tout

quelle chance!
tous nos rêves
sont sains et saufs

pour réfléchir
il faut aussi du temps
pas vrai?

et pas moyen
de nourrir deux pensées
en même temps

si j’écris ainsi
c’est parce que je ne sais pas écrire autrement

si je sais écrire ainsi
c’est parce que je n’écris pas autrement

mes poèmes
sont tout simples

j’en ai déjà
écrit beaucoup

le soir
je regarde des films muets
aux fenêtres de l’immeuble d’en face

si nous étions des poissons
nous nagerions

si nous étions oiseaux
nous volerions

mais nous sommes humains
et nous faisons la grasse matinée

en écrivant dans le noir
je n’ai pas remarqué
que mon stylo n’écrivait plus

Dans l’usine, qui produit du chloramphénicol,
errent des chats.

L’un tordu
comme du bois flotté couvert de coquillages.
L’autre long, à la langue pendante,
pareil à une perche de pompier.
Le troisième, gigantesque comme un calme plat
dans le Golfe persique.

A travers l’usine pharmaceutique ils se promènent
et lèchent les comprimés
entre la peste et le choléra,
entre la grippe et la variole,
entre les agonies louvoyant.

Ils contournent tout, rois de la complaisance,
et ce n’est qu’en crevant
                        qu’il acquièrent un squelette.

Le noir se plie, creuse le sol,
il a l’impression d’y être enterré.

Le blanc, exténué par les drogues,
est plumeux telle une graminée,
un petit coeur hérissé d’aigrettes.

Les chats devinent qu’ils voient l’eden.
Ils deviennent ses points d’appui,
comme s’ils tendaient une bâche
avant de gauler
un pommier.

Ils ont attrapé le paradis.

Ils avancent d’un pas régulier
comme des mécaniciens près d’une aile d’avion,
saisis par la force de la disparition.

Leurs pattes vont lâcher le paradis.
Et des dictateurs viendront à leur rencontre.
Et briseront les chats à coups de bottes.

Néron combattant un chat.
Atilla combattant un chat.
Ivan le Terrible combattant un chat.
Beria combattant un chat.
La Corée combattant un chat.
Le chaos combattant un chat,
Le pacha combattant un chat,

Le karaté des chats ne vaut rien face aux statues
des tyrans.

Poussière. Poussière et ressac. Lentement, comme
un sac en plastique chiffonné qui remue, s’enflant,
la mémoire devient trouble. L’avion sableux
descend, dissipant l’illusion.

En prélude à la guerre des mondes, l’absinthe se fait drue.
Préparant mon départ, je nettoyais le radiateur
souillé d’insectes, lorsqu’un feu nouveau brûla
la moitié des terres, nous traquant sans nous trouver.

Cendre de la station. Poussière et ressac. Personne
à la ronde, hormis le cadran mensonger.
Cavalier miroitant, pluie de sable
saupoudrant la ligne mouvante des eaux...

Au bar brillent talons et dents. La danse
s’étire, tel un filet entre les griffes d’une tortue.
J’ai tort de te chercher sans être moi,
la terre nous résorbe peut-être.

On lui pressa contre l’oreille une pétoire sclérosée,
que la faute en retombe sur ses gigolos perfides,
qu’elle s’apaise et que le démon quitte
son enveloppe aussi sèche qu’un soleil de janvier.

Son pelage frémissait, plus vireux que chiendent
aux abois des seigneurs de la nuit briquetés par le gel,
et la housse canine tombait sur la neige
dans ce monde binaire.

Dans ce monde binaire admirons les assauts des chiens !
Remuez-vous, les potes, courons piller les vivres !
La vitrine se brise et l’homme s’égosille,
et la meute bondit dans les brèches.

Plus vite que le sucre n’absorbe l’eau
les ténèbres s’étendent ; les hordes grinçantes
pavent le vent qui ramifie les gouffres,
pour se donner courage, dépliant leurs ailes.

Et le sang se dénoue, et durement tenues en laisse par le sang,
des ombres furieuses s’élancent le long des hangars,
dans un jardin d’Eden sans jugement, honteusement,
brillent les poissons nus des crosses.

La balle tirée, elle s’ouvrit telle une cave noire.
Ses muscles clignotaient en lueurs de souris pétrolières.
Le crochet la saisit par les côtes, la jeta dans le tas
de ses semblables roux et bienheureux.

Un sort selon ta robe, chienne, enviable issue !
Ta fureur fut greffée à l’étoile.
Qu’elle affole et pourchasse le ciel,
ensauvagé de douleur et de poussière.

Qu’elle ronge, joueuse,
le tibia de l’axe grossier
qui soude Terre et Lune et qui les fait rouler
dans l’univers à grand vacarme.

On le dirait creusé dans l’eau comme une tranchée.
Il hisse en remontant la vague sur son dos.
Conscience et chair se resserrent. Il est passage noir,
escalier de service de la chambre à la lune.

Si tu trempes la main dans les rues aquatiques,
quelqu’un te parlera pour lire ton destin.
Le roi poisson se débat sourdement sur le sable,
se fige, telle une clé dans sa serrure enflée.

Jusqu’à mi-jambes dans la boue, des siècles sans nous retourner
Nous marchons et le marais vivant nous happe à mort.

On ne saurait tracer de ligne ici. Drôle de course en sac.
Dans la vase creusées les trompettes divines se multiplient.

Mon ange, intimement, tu bruisses dans la nuit ;
je t’apportes toujours fourrures et bruyère,

mais tout ceci n’est qu’un caprice extirpé du liman,
au matin d’or fondu, dans le noir simple flûte de bois.

Libellules et fins roseaux sont nimbés d’un courant velouté,
sur terre et dans le ciel des carrefours sans l’ombre d’une route,

et l’eau crevée qui tangue comme une civière,
sans croix, sans pont, sans étoile, sans offrir de choix.

Rien qu’une pierre pareille à un nuage, tous deux ressemblent
à n’importe quel point de l’univers, familier à faire peur.

Panorama tordu, pesant tel un ballon dégonflé qui retombe,
et un trou dans le sol ou peut-être une absence de trou.

Au matin, j’émerge comme d’un cercueil,
je ne décolle mes yeux qu’à grand-peine,
et regardant fixement dans le flou,
je ne sais pas moi-même où je vais,

je patauge dans une bouillie mentale,
m’efforçant d’équilibrer
demi-conscience et demi-sommeil,
mais les plateaux de la balance tanguent,

pas moyen de les stabiliser
un seul instant : à travers ma dormance,
j’entends distinctement l’appel de la trompette
cuite au four, au Jugement dernier

mon réveil – il me semble – est pareil,
et je choisis entre deux issues :
rester muet ou m’exclamer : « Mon Dieu !
Vers Toi, matutinal, s’élève mon esprit ».

J’aimerais posséder une maison
sur la rive morte d’une mer vivante,
où le cuivre du ciel au-dessus des vagues gémit,
quand Notos et Borée, se disputant,
frôlent les cloches aériennes,
où il fait tantôt chaud tantôt froid, jamais tiède.

Les yeux faibles profitent du couchant doré,
rose, turquoise et la Voie lactée
prémunit contre les maladies,
domptant ma raison, mon ouïe fine ne s’effarouchera pas
le moins du monde du rugissement
de l’abîme mélodieux au verbe prolixe.

Depuis l’enfance chacun de ses appels m’est familier,
à moi, rare porteur de deux idiomes, celui des sommets
que ma langue déforme quelque peu, tentant
d’exprimer ce que le dialecte humain ne peut rendre,
qui parle en chantant, bouleverse, inverse
l’agencement des mots et les étale.

Que faire ? Ce parler ardu n’est pas compris
des vallées, et ma voix résonne dans le vide, s’altérant,
se sauver à moitié, vivre à moitié, servir
les habitants des principes frontières,
les oiseaux qui nagent, les poissons volants,
dans ma propre maison en marge du temps.

Tu es longtemps demeurée couchée sous terre, inutile,
inutilisée et, lorsque l’heure a fini par sonner,
émergeant du sommeil, tu as levé ta tête
lourde, redressé ton échine oblique,

dans un craquement de vertèbres, des éclairs
variés et le tonnerre, effroi des mortels,
ont retenti, les cieux fiers ont frémi soudain,
semant une grêle de gros cailloux ronds

qui, en vol, se transformaient en gouttes
acérées, étirées, pareilles à des graines
avides de germer, que ce soit en
herbe couleur émeraude, forêt brune ou

autre végétation drue, peu importe.
Longtemps, tu es demeurée couchée sous terre,
inutilisée, inutile, mais voilà que le temps
que tu as honnêtement attendu est arrivé.

Or mieux vaut dormir, dédaignant l’agitation du monde,
à poings fermés, immobile, toute sa brève existence,
plutôt qu’à petits pas dans les ténèbres errer
sur un terrain accidenté à tâtons,

trébuchant de temps à autre, riant joyeusement,
discourant : « Tout va bien, tout est parfait ! ».
C’est pourquoi l’on te nomme, ignorant
ton nom véritable : rivière – parole. 

L’énorme corps d’une orque morte
rejetée par la houle en furie
encombre le rivage déserté.

Elle expose son flanc lustré
au soleil de juillet, dense et lourde,
déjà elle commence à se décomposer.

Bientôt cette masse va perdre forme,
et sa souplesse originelle, s’affaissant,
pesante, se boursouflant.

Puis l’odeur âcre d’huile rance
imperceptiblement, mais impérieusement,
dominera l’air ambiant jusqu’à l’ultime souffle.

Des semaines sans doute, des mois, des années
passeront avant que des hommes venus de loin
ne retrouvent son squelette mis à nu.

Qu’ils découperont en menus morceaux
pour sculpter dans ses os des bijoux,
y gravant des devises sur la fin de toute chose.

La langue des cyclopes se borne aux consonnes :
chuintantes, nasales, palatales, labiales, gutturales :
entre les antiques idiomes bellissimo-sonores
elle ne se s’égare point. Ceux-là sont délectables

pour célébrer les ondes argentines,
le velours nocturne d’une chevelure,
chanter la solitude et l’affliction,
brandissant l’entrechoc des cieux et de la terre,

et des coupes au breuvage amer. Tandis que,
pareille à l’oeil unique sur le front nu,
elle est idoine à éructer des malédictions
aux siècles, à beugler le destin de l’univers.

Elle n’a pas son pareil parmi tous les parlers
d’ici-bas : sans voyelles. Dans cette langue, les hommes
ne peuvent que se taire. Ferme-la, toi aussi, strophe bavarde :
la langue des cyclopes est rude et sainte !

cygnes encore vivants sous la neige
cygnes fluviaux enneigés
sur le rhône réguliers

chevaux de montagne courts sur pieds
les pieds courts des chevaux de montagne
chaussés pour chaser

neige du soir pour travailleurs de nuit
pour émigrés des contreforts
garantie de fidélité

on recherche
points grêles de neige genevoise
pour vaches blanches

je suis un oiseau chat
tout en gifles solaires
qui s’insinue dans le forum des pensées
joyeuses

et vous dans quel but allez-vous bien?
et vous à quelle fin êtes-vous en bonne santé de bonne humeur?
verres d’électrique courant au rythme des
couvertures à carreaux

pâtés des mouettes de sable

Trouver le chasseur. Énigme.
Le truc, c’est que le frêne ou l'orme,
La gibecière, le fusil, le chapeau tyrolien
Forment un écheveau complexe.

Éclaire bien l’image avec ta lampe,
Et change légèrement d’angle de vue
Afin que les trophées, la pétoire et le sac
Surgissent brusquement de l’ombre.

Le papier pour un instant l’invente:
Un peu fou, vaguement esthète,
Un criminel en liberté, mais sympathique:
Disparais maintenant, allons, efface-toi!

Et voici le dessin qui redevient confus.
Cependant quelque chose – fracas des roues
D’une ligne de banlieue, un orme ou peut-être un frêne –
D’incommensurable, aveuglé de larmes,

A brillé dans une flaque d’eau,
Aux croassements séniles des corneilles...
Et ma vie n’aurait pas été moins réussie
Si elle n’avait pas été mienne!

Aimer au point de ne plus reconnaître son visage,
Se réveiller au fracas d’un tramway.
Es-tu ma femme, ma sœur ou ma mère,
Avec qui j’ai longé les murs du paradis?

Tu entends, l’orage marche en rond:
C’est bien fait, c’est bien fait pour moi!
Tu vois, je ferme de nouveau les yeux,
Attiré du côté de l’enfer.

Ses traits distinctifs sont ordinaires:
Une usine, un poste de garde, le parc Kouzminki,
Le fracas d’un tramway, mais surtout
Le repas de funérailles de la vie.

À la table, des lamentations et des rires,
Et au matin, le chef se sent gêné
De faire sortir les gens sur la neige souillée
Pour les achever bien gentiment sur place.

Reste avec moi jusqu’au bout,
Souris-moi d’un regard sec,
Retourne-toi, j’ai oublié ton visage,
Dis-moi ton ancien nom.

Oh  !
Oh, six heures et demie  !
Oh, sept heures moins le quart  ! Oh, moins cinq  !
Oh, sept heures du matin  !
Oh, huit heures, Oh, neuf heures  ! Oh, dix heures  !
Oh, onze, douze, treize heures  !
Oh, la pause déjeuner  ! Oh, le sommeil
Digestif de la raison  ! Oh, le repos
D’après midi du faune  ! Oh, les dernières
Nouvelles  ! Oh, quelle horreur  ! Oh, l’heure du dîner  ! Oh, déjà
La dernière goutte  ! Oh, le dernier nuage
Du calme après la tempête  ! Oh, la dernière
Feuille  ! Oh, le dernier jour
De Pompeï  !
Oh, à la saint-glinglin  ! Oh, après
Nous le déluge  ! Oh, onze heures et demie  !
Oh, moins cinq  !
Oh, minuit  !
Oh, midi  !
Oh, minuit  !
Oh, sur le crâne  ! Oh, en plein front !
Oh, l’heure de Moscou  !
Oh, celle de Greenwich  !
Oh, pour qui sonne le glas  !
Oh, les coups de l’horloge  ! Oh, quelle chance  !
Oh, six heures et demie  !
Oh, midi  !
Oh, minuit  !
Oh, moins cinq !

Loin là-bas
tout ça c’est l’europe
où les serbes chantent les lointains
où les anglais voguent vers l’amérique
où les français chaque jour prennent la bastille
où les espagnols dansent et vengent l’enlèvement d’europe
où les allemands classent leurs papiers et courent pour leur santé
où chaque suisse a son trou de fromage
où les hollandais attendent avec espoir une invasion de don quichotte
où les suédois rendent visite aux danois
où les italiens sautent sur leur seul pied
où les polonais sont encore là
où les turcs reconstruisent en douce leur byzance
où les russes n’arrivent pas à décider
où ils sont entre l’est et l’ouest
et veulent malgré tout être cette europe

Le visage légèrement fondu comme un bonbon acidulé, triste,
Tu vas te lécher les lèvres, fondre encore, boire du thé,
Oh, l’hiver n’est pas pour bientôt, les enfants l’annonceront dans l’autobus,
Charmés, les yeux bandés,
Avec des chats noirs et blancs, comme Ariel l’a sifflé,
Au profil transparent, une demi Lune dans la bouche,
Une étoile en papier alu sur la pommette,
Tu ne te souviendras de rien ni de la douleur ni du reste,
Une année entière enfermé avec un bâtonnet d’encens,
De la poussière de diamant sous la peau, des lunettes à miracles,
Une odeur résineuse, mentholée de mort, tant qu’elle ne se tasse pas dans les narines,
Un cerveau bleu qui irradie, un compteur Geiger dans la tête,
Des constellations noires nullement rêvées.

Qui observe l’aube dans la grandiose capitale de l’est
Sans doute n’oubliera jamais ses yeux dorés de chat,
La gueule noire du métro à six heures et demie du matin
Entre les stations Sportivnaïa et Frounzenskaïa ;  la gorge ouverte de la rivière ;
Le stade fantomatique, les contours secrets des tours météo ;
L’exécution fragile des cafards d’ambre dans la cuisine,
Aux ailes cuivrées, légers,  fous comme le vent ;

Il n’oubliera pas la peau se muant en eau gazeuse :
Parcourue de bulles de frissons transparents.

Quand tu commences à trébucher sur les mots les plus simples,
te demandant par exemple, tout éberluée, ce que « quand » signifie,
quand expressions et discours craquent aux coutures, tombent en pièces,
que le tissu du langage se défait, qu’il n’est plus propre à rien,

– alors mords-toi la langue et débranche le téléphone,
contemple fixement le mur et détaille les motifs du papier peint :
à quoi bon cultiver le don du langage
s’il ne sert qu’au bredouillement, à la honte,

à la pêche aux assonances là où jamais on n’en vit trace,
où seule l’eau bruissante rime avec elle-même,
où tu ne sais pas ce que veulent dire « où » et « quand »,
encore moins où et quand résonnent « où » et « quand ».

Griffonnées par les pas des passants,
tel du papier couvert de ratures,
les pierres grises près des bouquinistes,
font remonter à la mémoire brumes nordiques,

autres rives, passerelles de bois
sur les flaques de boue, planches maculées ;
que tes talons sonores aient couru
sur ces planches, l’esprit non préparé

ne peut le concevoir dorénavant, et d’un œil
nu tu vois la raison s’embrouiller
quand à l’est se couche
le soleil qui brille encore ici... Pourtant

je les ai déjà bien gribouillés
comme une patinoire ramollie au printemps,
ces vieux pavés étrangers,
de mes propres brouillons.