Denise Desautels
Une solitude exemplaire
1.
Plus tu l’observes, plus elle frémit et penche. On
dirait un vêtement dont le tissu conserverait la
marque du corps obscur qui y aurait séjourné et
qui, volontairement ou par méprise, s’en serait
dépouillé, l’aurait quitté. Fantôme debout, distrait,
àl’étroit dans sa fenêtre de janvier.
Plus ton oeil insiste, plus elle s’humanise, cette
forme à quatre branches, lourde, légèrement oblique devant toi, qui masque l’espace auquel elle
est adossée. Or, rien de tranquille ici, ni en elle ni
dans la texture ivoire des quatre carrés qu’elle
isole les uns des autres.
2.
Habité, semble-t-il, capable de rugir et de caresser, doué pour le reniement et pour la souffrance,
ce suaire sombre que tous les accidents du corps
— de l’amnésie au désarroi, à l’effarement, au
naufrage — continuent de hanter.
Cette fois, le visage seul, bien qu’incliné à gauche, par lassitude sans doute, n’aurait pas suffi à
contenir l’entier abandon du ciel. Il fallait quelque
chose de plus vaste, de plus périlleux aussi, sorte
d’amalgame d’acier et de soie, d’absolu et de périssable. Contre un afflux de vide, les battements
déréglés d’un coeur et des bras.
3.
Le mot est lancé, arrivé d’on ne sait où, de derrière peut-être, irradiant du centre dur de la relique vers la pâleur des îles qui l’étreignent lorsqu’il
rejoint leur bord. Revenu du fond des eaux, à la
manière d’un noyé. Compassion. Peu importe le
continent, chaque rive lui est offerte. Ne se sent
nulle part dans la gêne ni interdit. Douleur civilisée, douleur circulaire.
Compassion, avec sa fatalité, ses certitudes, son
chantage brusquement accessibles. Compassion,
le fin mot de l’histoire, qu’un excédent de deuils a
rendu nécessaire.
4.
Voilà que tu pénètres dans le premier cimetière
qui vient vers toi, attiré par ce trop-plein d’ombre,
et par ce lot de vocables déjà conviés ici —
cruauté, fantôme, périssable, noyé, mort —, et
par ceux, renouvelables à l’excès, qui se pressent
dans la marge, reluquant la scène, attendant leur
tour, le bip dérisoire, éminemment concernés par
ce naturel mortifère revenu au galop,
et par la force de frappe de cette croix que rien,
vraiment rien — ni le vieillissement des pigments,
ni l’austérité des rectangles, ni l’immobile désoeuvrement des carrés — ne vient altérer.
5.
Quelle curieuse clameur ! Tu aurais sauté sur
l’occasion, te serais prêtée avec trop d’aisance au
jeu du hasard et du ressassement, déambulerais
avec trop de désinvolture, cumulant les fausses
notes, parmi les chapelles d’angle, les cénotaphes, les tombeaux, les chats, les grives et les
cendres de milliers de cadavres. Une détresse
oisive coule, coule et cerne tes chevilles, tandis
qu’un soleil sanglant éclabousse le paysage.
«Je ne cherche pas à blanchir la mort », dis-tu,
mais à la débusquer. Entre l’enfance et l’immense
aujourd’hui.
6.
Ton oeil s’obstine à traverser les bandes endeuillées, qui se croisent devant lui et encombrent son
horizon. S’obstine à déjouer les polygones —
barques, coffres, cercueils, âmes —, à les faire se
chevaucher, se ramifier, dériver. Enfin éclater.
Corbeaux dispersés dans l’air affranchi, où l’attente cesse, où les chuchotements et les larmes
se donnent rendez-vous la nuit.
Qu’y a-t-il après l’abîme ?
« Je soutiens l’inconsolable », dis-tu encore,
comme s’il s’agissait d’un regard.
7.
S’est tant acharné ton oeil, a déchiré le relief inquiet du tableau, et les strates de feutre et de
bonté froide qui le recouvraient, a fait tomber
l’écran auquel se cognaient, jour après jour, les
ailes de ta joie. Il fallait persévérer : lutter contre
l’avancée du néant jusque sous la lampe, pousser
ta soif jusqu’à cette région encore inarticulée de
son éblouissement.
Cette figure à la fenêtre, qui t’attendrissait, tu ne
la vois plus. Tu flânes en elle, géante, insoumise,
plus verticale qu’hier, et ta mémoire y converse
avec d’autres mémoires.
8.
Tes réminiscences s’emballent : « À quoi servent
les croix ? » Toi-même, tu es matière touffue, tu
claques et tu trembles, par épuisement ou par
méfiance ; tu es matière entêtée, et tu te tiens
droite, chargée de preuves, les bras houleux, démesurés, en quête d’alliances. Sur le fil tendu par
ton rêve à chaque aurore se réconcilient la fin et
le commencement, et tu t’y risques, et tu le parcours, ce fil, cherchant une réponse, le lieu exact
entre renoncement et supplice, le nid de caresses, et à chaque aurore tu finis par ralentir tes
paumes, les refermer par peur qu’elles mutilent
l’espoir à proximité.
9.
« À quoi servent les croix ? »
À rien. À tout. Prétendent beaucoup et parfois
contraignent, les croix ; bloquent les murs, les
bibles, les gorges, les pensées ; nuisent aux usages précaires de la rue et de la lumière. Aujourd’hui tu ne vas plus librement ton chemin.
Mais l’une de ces croix, d’une autre substance,
exaspérée par un autre désespoir, a disparu. Débarrassés de tout objet, vides comme l’attente,
son blanc et son noir délestés, en suspension
dans le grain de la toile.
10.
L’alarme passe abstraite. Se répand, sonne partout, va au-delà des quatre coins, déborde, viendrait à bout de la moindre résistance, de la moindre prétention — demi-jour, pénombre, filet d’espérance — sans visage ni contour ; à bout de ces
brèves étoiles, ampoules de détresse, plantées
au fond de ton crâne.
Reste ce «rien dévoilé», cet extrême pathétique,
ces bribes d’infini avec lesquelles tu jongles, assise, absente, face à tant de vents contraires.
Mais ton oeil, lui, n’a pas oublié.
11.
Ton oeil, lui, n’oublie pas, ne cède pas à l’attrait
de la paresse ni du sommeil, aimanté par le
concret des choses ; ne rature ni les angles flottants de la forme, ni leur profil, ni la mort à tes
trousses, ni les plans superposés qui se jouent de
ta peur, la trouent, la pénètrent et s’en vont loin,
comme au plus creux de ton épaule ; ne recule
pas ton oeil, rompu à consigner les changements
de siècles, les alibis de l’histoire, les épidémies,
les anamorphoses, les fracas. Et quoi encore ?
— ces fictions délinquantes qui, jour après jour,
envahissent les cahiers des villes et des musées.
12.
De nouveau tu es cette femme à la fenêtre, faussement illusoire, courbée sur de lentes écritures,
y scrutant le bruit que font les bonheurs quand ils
tombent, y dessinant des miroirs où l’écho aggrave les faits et gestes de la passion, où les
branches de chaque croix prolifèrent.
Ailleurs, sur un autre mur, L’étoile noire.
« Presque légitime », dis-tu, freinant sa disparition, la fixant, ténébreuse sur le crayeux du jour.
Dans ta main rebelle, quelques mots transitoires
et, dans l’autre, un fouillis de vertiges.
13.
Aux environs du tableau, une douzaine de ferveurs désemparées, saisies au vol, échappées
d’une solitude exemplaire. À la poursuite d’on ne
sait quoi — une idée, un peu moins de néant
peut-être ; un haut, un bas, un ici, un ailleurs, et
des traces de doigts, paisibles.
Juin viendra, sans futur ni repos. Juste une volée
d’étoiles pressées, éparses, qui ne te promettront
aucune éternité.
Juste un rapide décor de printemps, exagérément
ocre, et « la mer mêlée / Au soleil ».