Abdelwahab Meddeb
Poussière / Gobi
Poussière / Gobi
Je ne la vois pas la poussière que tu as vue à Gobi
je vois l’herbe où l’on invite à déjeuner à se mettre à nu
un bout de cette herbe active dans l’histoire qui rénove l’accueil
de l’invitée ce bout d’herbe qui erre parcelle qui flotte
en frayant je ne sais quel bord de Seine pour tenter sa chance
dans le vide traversé par des silhouettes furtives qui rôdent dans le
désert gardiennes des âmes enfouies dans la mémoire
c’est ce que tu crois être poussière et qui n’est que
fantomatiques figures qui ne peuvent se poser à même le sol
c’est qu’il n’y a pas de sol où planter poteaux pour baliser le chemin
mais où vois-tu le chemin ? topographie de la stratosphère
une autre planète s’invite sur notre terre elle est sans eau
et l’air abdique en faveur du vide c’est l’apesanteur le sang
y coule à la place de la pluie les larmes sont d’intarissables
fontaines les pleureuses sont emportées par des chevaux
rendus à la liberté oui de cette chevauchée
une poussière se lève mais très vite le vide l’avale la digère
est-ce pour célébrer ce temps où la pensée a connu une autre
vitesse dans l’alliance de la pomme et de la souris ?
de quel garage en proximité de forêt ? sous quel chêne
a-t-on pris la proie pour l’ombre
de l’autre côté de l’océan en Californie la souris
en forme de lion migre jusqu’en Asie elle remonte comme
elle peut la pente du vide de fait c’est l’ascension
mais le vide ne connaît ni haut ni bas ni devant ni derrière
la souris c’est Sisyphe elle croit monter
où il n’y a pas d’élévation elle pense voler où il n’y a pas
de pesanteur mais elle avance dans l’effort
elle refuse de flotter sur place elle se laisse prendre au vertige
de la chute celle qui s’impose dans le monde qu’elle vient de
quitter un autre temps et un autre espace s’incrustent
dans la même apparence de temps et d’espace un monde
où les lieux s’agglutinent aux instants places et dates
s’agglomèrent de ce chaos une réalité se dit
je vois un point du XIXe siècle se confondre à un point
du XXIe où entre en effervescence un point du XVIe
rétif à se rendre en Chine de l’Ile-de-France qui avale
la poussière du désert de Gobi
nomade qui traverse les siècles et les climats où
tu apposes tes traces tu les effaces tu laisses le vide agir
pour que l’esprit flotte dans l’apesanteur des instantanés
qui circulent comme dans une hotte
où l’air tantôt chaud tantôt froid aspire toute poussière
qui entre lorsque la soufflerie s’arrête par à-coup
les atomes flottent la contrée des nuages se transforme très vite
avant de se dissiper
avec une imperceptible lenteur le lacunaire s’instaure
selon une traversée qui est une remontée vers le sommet
qui vous dégringole vers le bas juste avant de déposer votre charge
là-haut
cela vous change en une souris qui prend la forme
d’un lion
aspirant à remonter le temps et à parcourir au même moment
des pays très écartés c’est le vide dont s’est épris la souris
qui a métamorphosé ce qui lie la main à l’esprit
ce que la pensée pense ce que la sensibilité ressent
ce qui se dessine sur la page blanche ou mentale
ce qui s’y imprime blanc vibrant d’argent
la souris qui mord dans la pomme c’est l’Inconscient
de notre temps
Jeju, mercredi 10 octobre 2011
en fin d’après-midi