Lisette Lombé
JE SUIS UNE ARTISTE
19 février 2019.
Anniversaire de ta soeur.
Mort de Karl Lagerfeld.
Obtention de ton statut d'artiste.
Il y a des peurs qui s'enracinent tellement loin dans ton histoire que tu serais bien
en peine d'en expliquer l'origine -ta peur des serpents, ta peur de chopper une mycose à la piscine, ta peur des forêts - et puis, il y a cette peur dont tu peux cocher la date de naissance dans ton agenda.
Janvier 2015. Burn-out.
Le début des justifications, des justificatifs, de la paperasserie, du charabia administratif, de la balle crevée qui ricoche entre les services. Le début des tripes qui se tordent en ouvrant le courrier. Le début des questions d'un nouveau genre. Est-ce que je peux partager un poème sur scène sans avoir de problème avec la mutuelle ou avec mon employeuse? Certains soirs, quand la peur reflue, tu savoures pourtant la chaleur de l'étincelle qui renaît tout au fond de toi. Tu pressens que tu es à ta juste place et que la poésie va radicalement changer ta vie. Tu veux échapper à la peur -la peur tue les étincelles dans l'oeuf- alors tu acceptes de sortir par la petite porte de ta petite cheffe avec un C4 médical. Du jour au lendemain, tu deviens demandeuse d'emploi. Chômeuse. Toi qui est est bardée de diplômes et qui a eu tellement de vies professionnelles : enseignante, formatrice, animatrice, jobcoach… Les questions restent terribles. Est-ce que je peux partager un poème sur scène sans avoir de problème avec l'ONEM? Tu es encore en cendres mais tu dois prouver que tu cherches à te remettre sur tes anciens rails. Vite, vite. Envoyer des CV, les imprimer, les classer, attendre une réponse. C'est reparti pour un tour de piste. On te dit que tu devrais retourner dans l'enseignement ou dans l'éducation permanente. On te dit que tu devrais penser à tes enfants, à ta pension, à la pension de tes enfants. On te dit qu'on ne se lance pas dans l'artistique à presque quarante ans. On te dit tout et son contraire. On dit qu'on te dit mais en fait, on te presse. La peur n'a donc aucune raison de ne pas faire son nid dans ton ventre. Tu commences à avoir peur de faire un ulcère ou de te choper un cancer à cause du stress. Ça sent le roussi pour les vieux os. Pourtant, les contrats commencent, peu à peu, à s'aligner. Tes deux premiers bouquins sont publiés. Tu travailles de plus en plus à l'international. Tu reçois même un titre de citoyenne d'honneur de ta ville. C'est la façade. Le crépi sur la façade. Tu trimes, tu te serres la ceinture, tu te reconsumes. Un soir de décembre, tu touches le fond mais le fond ne t'aspire pas et au lieu de sombrer, tu rebondis. Tu décides que tu n'enverras plus leur CV type parce que tu es une artiste. Tu fonces, tu te durcis, tu apprends à dire non, tu charges la mule, tu communiques, tu prospectes, tu fais ce qu'il faut pour accumuler les contrats et obtenir ce fichu statut. Tu te dis pourvu que cela ne traîne pas car il y a risque de mort pour l'étincelle. Dans la mélasse, tu es chanceuse : bien entourée, robuste, aimée et bien conseillée. D'abord remonter en première période d'indemnisation -156 contrats en 18 mois – puis rebelote pour atteindre le saint graal. C'est une course contre la montre. Surtout ne pas retomber en deuxième période sinon tout serait à recommencer ! Fin janvier, tu déposes ton dossier. C'est mathématique. Tu vas l'avoir ! Alors, tu ne comprends pas ce courrier reçu hier. Tu as pourtant été professeure de français. Tu ne comprends pas mais tu saisis que ce n'est pas bon. La peur, les tripes qui se tordent, dégressivité, cohabitation, dèche. Le lendemain, au syndicat, on te confirme que ce n'est pas bon. Tu t'effondres. Tu te sens minable sur cette chaise de la famille des chaises qui font se sentir minable chaque personne qui s'assoit dessus. Tu en as marre de ces chaises. Tu es tellement en colère que tu veux balancer cette chaise et que tu n'entends pas le Monsieur qui te dit : « C'est ok, vous l'avez votre statut! C'est le système informatique qui est obsolète et qui déconne et qui envoit automatiquement un courrier mais c'est un faux courrier dont il ne faut pas tenir compte ! » Tu penses en vrac à l'étincelle, à l'oeuf, à la poésie, aux premières personnes qui t'ont programmée, éditée, qui ont participé à tes ateliers, à la confiance, à la chance, à tes trois enfants, aux dégâts de quatre années de peur sur ton corps et sur ton couple, à ta carte bleue que tu devras tout de même rapporter la semaine prochaine et toutes les autres semaines de ta vie à ton syndicat, aux amies qui sont à deux doigts de toucher le fond, à la mule qui va pouvoir souffler un peu, à la mule qui va pouvoir prendre le temps de créer, à l'étincelle, encore, et à Ferlinghetti qui va fêter ses cent ans dans un mois. Tu remercies l'employé. Tu trembles.
Mais c'est de joie.