Dominique Fourcade
Est-ce que j'peux placer un mot?
est-ce que je peux placer un mot ? et à qui poser la question ?
il faudrait identifier la puissance qui autorise c’est qui c’est
qui
et qu’est-ce que
placer un mot
Avril 1998: je me trouve dans le temps qui suit l’écriture d’un
livre, halo de mort qui l’entoure et se prolonge après sa paru-
tion, des mois durant. Nocif au possible. Toute parole est sucée
par lui, engloutie par cet aspirateur informe qui a nom Le sujet
monotype. On ne mesure jamais l’ombre d’un livre. Rayon
d’action. Ni son absence de finalité. Sa bestialité. Il me tire
vers l’arrière – mais le pire est qu’il est également en avant de
moi. Harcèlement sexuel, fellation. Pire encore, le mal n’est
pas là.
la puissance qui délivre la puissance qui délire
maman montre-moi tu toi tu toi
donnez-moi une gifle, montrez-moi
montre-moi maman vous vous
je suis l’enfant arriéré et sa mère
aggeu aggeu dis aggeu mon chéri
arreu il a dit arreu aggaggaguigui
je suis l’enfant
et la mère arriérée
vous m’emmerdez
avec votre langue bébé
vous m’assénez qu’on ne parle pas la bouche pleine mais
comment parler la bouche vide de mots
Surtout pas un mot dont se serait le métier de pleurer aux
funérailles, ni un autre de rire aux noces – non – un mot dont
le métier serait d’être une perte, un naufrage, de faire un métier
de mot de s’exercer à disparaître, est-ce que j’peux Monsieur
la puissance un vers-prose de dilution, maman-Monsieur –
qu’est-ce que vous dites, un mais pas deux, et à condition qu’il
n’ait pas l’air trop effaré ? J’ai bien entendu.
est-ce que j’peux placer un mot au col de l’utérus
églantiers
comment vous situer sans autre forme de procès parmi ronces
comment
sinon au jugé
les mots blé vert les faire tenir en haut de la colline
et les mots flaques
où les poser
le long du chemin
en redites
par ce temps de chien
page je te soupçonne des pires glissements de terrain
puis-je, touchant l’aviron à peine
Je reviens si vous permettez à cette question de la merde : si
vous m’emmerdez vous allez m’entendre, ce qui signifie que je
vais mettre ma langue dans la merde et puis l’étaler
avec ou sans votre autorisation.
Voici comment la question se pose : je n’ai jamais eu de langue
maternelle (vous vous rappelez, la merde à laquelle je faisais
allusion), c’est pourquoi j’ai un accent si prononcé. Mutti, le
seul vrai mot, tous les autres mots sont de la foutaise, je n’ai
jamais pu le placer (me manquait la confiance). Tout au
contraire, il m’a fallu constamment me l’ôter
de la bouche.
Tout ce qui touche à Mütterlich, à Muttersprache, à mütternel
en somme, j’ignore. Zone interdite.
Je poursuis, toujours avec votre permission : je n’ai donc pas
de première langue, je n’ai que des secondes langues. Et la
question est : mes secondes langues où les loger
sinon non loin de l’absence de la première
rien que des
mots labo.
Ainsi parle JE plusieurs langues étrangères, je ne parle que ça,
et les petites salopes ne communiquent pas entre elles, c’est
laborieux de traducteur aucun dans ces conditions vous
comprenez pourqui écrire (qui ne se peut qu’une fois enlevé
le mot mater), écrire (avec la permission du temps et de
l’espace) est, dis-je, une affaire très absentuée.
pour résumer : tout près de l’accent se loge ma langue
l’une de mes
tout près de l’absent
ce qui revient à suggérer, c’est le moment, que l’accent n’est
là que pour pallier l’absente
tel un sein délogé à coups de langue
et désormais sans soutien
Immanquablement le raid vous revient dessus on n’avait qu’à
pas écrire un livre.
et la croule je la mets où de la bécasse
en coulisse
bas et lentement par nouvelle lune
au ras de la page, ras, bas,
je peux la mettre là ? dites, je peux ?
la croule
tapissé d’un chemin de silence au pourtour pour sniper
Du fait d’où sont mes yeux intensément comme elle je vois
beaucoup mieux derrière et au-dessus qu’en avant dans l’axe
de mon bec en fait
je ne vois pas mon bec (c’est cela aussi écrire).
Je lève le doigt pour dire Monsieur la p. est-ce que
et puis non je renonce à
mon mot mon enlèvement ma Sabine ma gigantesque mon pre-
mier cheveu sur la langue
parfois quand même
un mot s’échappe d’amour
parmi ceux qui sont dans la malle aux mots de ce genre (la
même malle Sabine)
eh ! porteur ! attention le couvercle !
dans ce cas ce n’est pas moi qui le place il se love où il se trouve
(parfois à contre-temps à contre-jour à contre-emploi,
quoi!)
je fais juste l’ouvreuse je déchire son ticket à l’entrée, pour le
pourboire, avant que les lumières s’éteignent
Visiblement – il s’était mis au premier rang pour faire cinéphile
mais le môme comprend vite, il est trop près de l’écran ça lui
fait mal aux yeux, il n’a plus qu’à trouver une autre place à
tâtons dans le noir, il se cogne, tétons protestations, pas facile
le sort des mots d’amour dans la salle.
Je vois la page et pas mon bec (c’est encore un coup de la langue,
qui est très sur les côtés en arrière de ma tête, on lui dit
language elle dit tongue, elle dit manners, elle fait de
l’obstruction voyez
ce détestable masculin mother
qui empêche d’en placer une)
Et dans la salle de cinéma, j’y reviens un instant, le mot a
compris cette fois, le seul film est ton visage, il ne voulait que
voir le grain de ta peau, aucune autre révélation, peut-on lui
reprocher, au môme, de s’être approché si près, trop près,
jusqu’à ce que lui saute aux yeux que la révélation ne révèle
rien d’autre que le néant de la révélation ?
Imaginons par impossible que j’aie la latitude de placer un
mot voici comment ça se passerait : il faudrait d’abord que
l’espace-temps s’ouvre, car c’est dans le temps qu’on place un
mot dans l’espace, mais toute la difficulté vient du fait que
c’est le mot qui ouvre le temps-espace et en fait une place.
Maintenant respirez bien
une deux ôtez les algues du corps
voici un mot un lac renversé de pollen vous savez comment
c’est
le lac se renverse sur lui-même
(un rince-doigts de pollen)
et normalement
la place doit se faire une place
mot ouvre à temps (spacieusement)
juste à temps
en force non
Il faudrait d’abord que la langue se dissolve.
Et puis, plus de contrôle d’identité s’il vous plaît. Ni sur le
nom du mot ni sur l’adresse, ni sur l’origine. Ni sur l’emploi.
Ni sur le nombre de mots, dès lors qu’il y a place pour un il y
a place pour plusieurs, un peu de décence.
imaginons
que j’aie par miracle
le champ libre
je place un mot (c’est lui, le champ libre)
je place, je fais un pas rien de plus (deux je n’ai pas deman-
dé on verra bien)
mon premier souci est de ne pas saboter la gestuelle mon
deuxième souci est de saboter la gestuelle
je mets un pas (un pas se lance un mot se met dans tous ses
états)
un pas, nice toe-work, lovely, dans le temps (à la renverse)
je
mets mot mets pas mets pas
j’espace (à la renverse, une seconde fois)
mot pas mot (son instep, ses assoiements)
pas un
Quand L a dit vas-y j’avoue que je ne m’y attendais plus je
n’ai pas pu, il y eu comme une sorte d’ejaculatio praecox
– ou plutôt, soyons franc, je n’ai même pas bandé, le temps de
lui mettre un préservatif le mot s’était dissous – sans que je
m’en aperçusse (bien jeté, ce subjonctif !) ; et puis comme ça,
au vu et au su de tout le monde, je n’osais plus – ce n’est
faisable, ce genre d’amour, qu’en catimini ; sans doute cela
tient-il à ce qu’un mot veut tout sauf être un mot, un mot c’est
sans vouloir, ce n’est qu’un pas qui passe ou ne passe pas
inaperçu sur la page et ça je n’y suis pas prêt, ce n’est pas pour
demain – je crains jamais.
D’ailleurs un mot ça ne se conserve pas, j’aurais dû m’en dou-
ter, tout le monde sait ça sauf moi, mais maintenant l’expé-
rience motique est faite on ne m’y reprendra plus. Et comme
toujours j’ai esquivé l’essentiel, tout ce qui touche à l’arriéré.
Qui est arriéré je vous le demande, le mot ? moi ? le mot moi ?
Ne pas confondre l’arriéré et le retardataire – ce dernier, il
suffit de le gronder quand il arrive, tandis que le premier
n’arrive jamais. IL
est donc implaçable.
Très apaisant quand elle a dit : regarde, les mots sont comme
des parachutes qui s’élèvent du sol, doucement sans attelle
Commençant de t’aimer j’ai proposé que nous fassions un pas
ensemble cette proposition est un grand pas de fait, un grand
vers-prose.