Pierre Nepveu
Chant pour un passage (Arizona, 2005).
Nous marchons dans la beauté
nous marchons dans l’immense
et l’immense nous reçoit,
il s’approche de toutes ses pierres,
de tout son sable, il nous étreint
de ses broussailles, de ses arbres tordus,
nous nous arrêtons parfois
dans la lumière solaire
nous nous arrêtons comme chevaux à l’écoute
pour mieux capter les secrets du vent,
il n’y a rien au-dessus de nos têtes,
rien que le bleu, nous sommes dans l’énigme
du bleu immense et de la terre étrangère
poussant ses herbes, ses sauges,
ses familles de cactus, lâchant ses troupeaux
de genévriers sur des plans inclinés.
Si la terre tourne,
on n’en a plus idée,
nous marchons avec nos ombres
dans la fixité souveraine,
nous portons nos morts et nos vivants
nous les chérissons en marchant
sur la piste indienne de la beauté,
nous les aimons plus que tout
sur la terre étrangère, sur la terre amie,
nous transportons tous les secrets :
la mère qui s’est endormie pour toujours,
le père qui s’est envolé à jamais,
les amis perdus et les amours
qui nous rendirent incandescents,
nous transportons les jours et les années,
les peines glaciaires et les passions nourricières,
les tendresses douces comme du lait,
la bijouterie de l’herbe aux matins de rosée,
les chambres closes, les mémoires fêlées,
nous voyageons avec notre vie,
pas à pas, heurtant du pied
les pierres rouges, frôlant de la jambe
des touffes d’aiguilles, des feuilles dures,
nous portons notre vie au soleil,
notre vie du nord-est humide sur les épaules,
notre vie d’heures graves et de gorge serrée,
nous allons vers une maison éphémère,
vers la caverne-mère qui nous redonnera l’espace,
nous naissons de chaque lieu,
exposés au vent, aux brûlures,
égratignés par l’aigle et le corbeau.
Nous montons et nous descendons,
nous avons connu l’écriture braille des grands murs,
nous avons lu des vies anciennes sur les hautes parois,
nous ignorions jusque là combien était haute la hauteur
et combien profonde était la profondeur,
nous sommes plus vastes que nous le croyions
-- et j’en demeure stupéfait,
je t’ai parlé, genévrier,
et tu as trouvé ma voix
vibrante et caverneuse,
tu l’as trouvée troublante d’échos,
c’est qu’elle avait perdu toute mesure,
c’est qu’elle parlait du plus profond des âges
comme si le canyon m’avait prêté sa gorge
de vieille cathédrale, de grandes orgues
qui désirent Dieu et tous ses infinis.
Et pourtant j’ai voulu la simplicité
d’une seule note basse et grave,
j’ai voulu partager le silence de tous,
à présent nous sommes là
assis dans la poussière
parmi des pierres qui disent soleil et dragon,
qui disent aigle et serpent
mais qui ont la chaleur du pain bien cuit,
nous prions en silence pour nos morts et nos vivants,
nous sommes tout accueil et tout désir,
nous sentons que l’immensité a trouvé son centre,
nous savons que rochers et falaises,
rivières et mesas, cactus et sauge
sont une seule chorale dans le désert,
nous entendons la note unique, l’accord parfait
au fond de nous, -- nous qui ne sommes
rien sinon le creux où babille le monde,
le foyer infiniment petit qui contient tout.