Gioia Kayaga
Le poète
Les sentiers que prenait son esprit me faisaient souvent
mal au coeur. Je respirais plus fort, cherchant à ralentir la
course des mots, le rythme de ses pensées qui entraînaient
irrémédiablement les miennes vers des pentes abruptes, des
peurs enfouies. Je souriais pourtant, sentant sa présence
invisible à mes côtés. Il écrivait avec des cendres encore
chaudes le récit de voyages vertigineux et pourtant
immobiles. Il n ’avait plus de couleur : il avait la lumière
et son âme les reflets de ceux pour qui l’infini n’est pas une
notion abstraite mais une petite balle que l’on tient au creux
de la main, que l’on visite. En le suivant, je sentais mon coeur
remonter les parois trop étroites de ma gorge. Il semblait
s’être débarrassé du corps si lourd qui m’empêchait. Qui
m’empêchait toujours. Il ne conversait plus avec les pierres,
les oiseaux et les arbres. Il était une pierre. Un oiseau. Un
arbre. Il était celui qui courait le long des falaises en se
moquant du vide et des étoiles, tombées au fond de ce gouffre
sans fin dont il créait les contours.
Lui n’avait pas perdu son temps à remonter les fleuves de
sang. Comment avait-il su ? Il avait appris à se liquéfier, à
traverser les miroirs. Peut-être parce qu’il avait grandi sur
une île, l’eau ne l’effrayait plus depuis longtemps. Ici, en
hiver, il traçait des poèmes dans la neige de l’empreinte de
ses souliers ; il pleurait sous la pluie du printemps pour saler
l’eau du ciel. L’été, il rentrait sur son île, pour être à nouveau
l’océan. Je le voyais, je le suivais sans qu’il ne soit là. Savaitil
que nous conversions souvent ?
À chaque lecture, je mesurais à quel point l’âge, cette excuse
que j’offrais souvent au vent, n’était rien. Jamais rien. J’étais
enfant et lui vieillard : nous avions le même âge. Il était déjà
sage quand je n’étais encore qu’une poule blanche caquetant,
tournant en rond dans son poulailler à la recherche d’un
brin d’herbe. J’avais pour lui les regards d’une gallinacée
perplexe en découvrant l’océan dans les yeux d’un enfant.