Suzanne Jacob
Ils ont été nombreux à répondre (extraits)
1.
Ils ont été nombreux à répondre,
nous avons reçu des réponses de partout
de tous les siècles derrière nous
et des siècles devant
nous avons été débordés de réponses à creuser
Que chaque vie
que toute vie
se résume aux réponses qu’elle a creusées
je ne te le dis pas
le moment venu de fermer ce chantier
car la phrase n’est pas née
celle qu’on n’aurait pas à creuser
celle qui ne serait pas notre tombe à creuser.
2.
Quand même j’hésite
le linge est vide et la page est perdue
une fenêtre affiche : Tapez une question
Tu dis : Tape-moi, moi, ta question.
Je te réponds pleurons ne pleurons pas pleurons quand même
ton front remplit ton coude
je copie à mon tour j’ai le coude rempli de front
je copie remplie de front.
9.
Braise, page sept, le poème descend dans le puit
de nos mains sèches
Braise, page sept, pin sémaphore, torche de vent déroutée
foudre ruisselante
Page huit, défiguration avec du charbon de thé
Page neuf, tu perds la page avec la meute de chiens, tourne
tourne et copie la meute, copie chaque chien
tu auras plongé sous la lame
tu auras trouvé ouverte
la porte étroite
de l’océan
10.
Si c’est la nuit, là-bas, dans l’océan, derrière la porte,
si c’est la nuit,
le lait, l’écaille, si c’est la nuit, là-bas derrière,
alors, je t’en prie,
si c’est la nuit, copie la nuit.
Car si c’est la nuit, c’est donc toujours le monde,
c’est la vitre du hublot,
et cette lourde masse aveugle, c’est le cargo qui redescend du monde
avec l’eau j’espère
je copie qui redescend du monde avec l’eau j’espère
11.
Si c’est le jour, tu vois, mais tu ne vois plus, donc copie bien,
si c’est le jour,
il s’agira d’un de ces jours rituels de colère et de vengeance,
tu appelleras les mères, appelle-les toutes et montre-leur le journal,
ta photo, ta descente avec l’eau vers le feu,
voilà, si c’est un de ces jours de colère et de vengeance,
tu diras nous sommes restés dehors,
tu diras nous avons grandi dans des plumages d’oiseaux
sur des terres fuyantes,
tu diras nous sommes restés dehors avec les chevaux
tu diras j’ai léché tout le sel après avoir couru,
ça suffira : ne parle pas de l’autre sel
je voudrais chanter, diras-tu, as-tu dit, mes amis, j’entends chanter,
je voudrais rejoindre le chant, diras-tu,
l’as-tu dit ?
rejoindre le chœur
12.
Le chœur, copie-le, le chœur qui jette sa voix dans l’océan,
c’est ton père, ses cahiers de cantiques,
ce sont ses fils, ce sont ses filles, tu les vois
leurs jeunes bras, leurs pieds nus traversent la suie et la cendre,
leurs dents luisent et échancrent le silence,
copie-les, amour, copie amour,
tu te jetteras dans leur bouche
copie merci, copie pardon
et jette-toi dans leur bouche
13.
Car si elle naissait, la phrase qui serait toute la réponse,
ni toi ni moi ne saurions la reconnaître
alors jette-toi, jetons-nous dans ces mots copiés
d’amour, de merci de pardon
Car c’est ce jour-là qui s’achève,
celui des liens de l’encre à creuser les réponses
qu’ils ont été si nombreux à nous faire parvenir,
nous avons reçu des réponses de tous les siècles derrière
et devant nous
nous avons été débordés de réponses à creuser
Si je te disais que chaque vie
que toute vie
se résume aux réponses qu’elle a creusées
tu dirais que chaque vie toute vie
se mêle désormais à la tienne jetée dans la bouche
de ces mots sans phrase : amour merci pardon.