Stéphane Despatie
Oublierons-nous (extraits)
Oublierons-nous la mort
la jeunesse des autres
l'odeur de la cave
de sa transpiration
mêlée au tabac cheap
son regard de marin
sa droiture d'ouvrier
ses bras tout échardés,
qui ont chargé des trains
oublierons-nous sa voix
même celle d'un seul poumon
perchée dans l'escabeau
pour retoucher le ciel
d'un air plus bleu que juste
oublierons-nous le travail
bravant l'instinct des départs
des arrivées trop brusques
oublierons-nous la persévérance
les refus souvent tordus
banques bourses et autres galeries
son sourire majeur
une mélodie sifflée
mains frottées
pour des heures réussies
l'accomplissement
plus que le ravissement
d'oeuvres sauvages étalées
dans l'hiver
revue blanche aux mille pages
il n'est plus midi
plus le temps de reconstruire
plus la force de sculpter avec choix
ni la rapidité de peindre
un vol de mésange
mais il est toujours possible
de délicatement poser
la couleur qu'il faut
sur les cils des anges
invisibles aux autres
ils aboient dans le noir
amputant la nuit
démembrant la paix
veillant le sang
assurant le courant
sa force contre le vent
ils observent comme le temps
la volonté des corps
l'esprit qui les habite
l'union qui les appelle
le souffle des chapelles
la profondeur des grottes
la gorge de la louve
éraflée par le cri
une épée dans le chapelet
des mots qui blessent
à la sortie
en petites boules de glaise
toujours humides en mémoire
oublierons-nous sa colère
devant les faux débats
les parasols fleuris
abritant canapés
piquette déguisée
solidifiant les marchés
entre gens
simples malgré tout
oublierons-nous ses lèvres
posées avec douceur
sur un bouquet de terre
après la grande traversée
quelques travers
le drapeau une nappe
miettes et poussière de dents
rideau de scène
une chanson Lili Marlène
une bouche croche
l'envie d'y laisser sa vie
dessiner des Indiens
se laisser transporter comme un sac d'os
mais voir encore
oublierons-nous sa surdité
l'isolement des idées
la sensation des nuages déchiquetés
passant dans sa brousse
où courent des faons
devançant l'incendie
calvitie
jusqu'ici tout fait peur
même la musique
seulement la basse se rend
au corps sans drapeau blanc
et la lumière est trop forte
si près d'elle
dehors il ne marchera plus
le jardin se recueille
des fleurs de papier mâché
courbent l'échiné
laissent passer la maladie
jusqu'aux chèvrefeuilles
atteints à éteindre
leurs boules rouges de fête
oublierons-nous son regard
évadé de l'armée
roulé comme une bille
où passe
comme sur le pont de Londres
un filet de fumée
oublierons-nous
même ceux qui nous ont fait?