Hélène Dorion
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Les lumières de la ville s'éloignent,
peu à peu, tu ne vois plus que du noir
au dehors, du noir au dedans,
tu cherches encore quelque clarté,
une passerelle qui relierait
les visages de ton passé
à ceux de ce présent
dont tu touches toute l'intensité
à bord de cet avion qui te mène
d'un bout à l'autre de toi-même,
laissant couler le flot de ta conscience
- comme un fleuve dénoue les glaces
qui enserrent ses rivages.
Tu écoutes le silence
qui flotte au-dessus de ton siège,
à mesure que le grondement des moteurs
apaise ton âme.
L'avion se redresse, tout ralentit,
tu revois les images qui composent ta vie,
- tu sais
au retour ton cœur,
au retour tu auras changé,
ton regard aura dévié.
Mais à l'instant,
tu voudrais trouver un stylo,
noter dans les pages lignées de ton cahier noir
le fil de mots que déroule ta conscience,
noter - la moindre particule échappée des choses -
et ces nuages qui traversent ton hublot,
indifférents au monde dans lequel tu vis,
à cette carlingue qui le déforme,
avec à son bord des centaines d'individus
rivés à de petits écrans qui offrent la mort
en direct de leurs héros, doucement les bercent,
- bordent leurs silences, bordent leurs rêves,
et jusqu'à leurs pensées.
À l'instant, tu voudrais enfoncer des mots
dans le silence des pages,
laisser résonner ton poème
parmi le fracas du monde,
attendre, attendre
que les oiseaux recommencent à voler
- alors que le bulletin se referme
sur des images touristiques de sites enchanteurs,
le flot de ta conscience
déroule le fil banalisé
des événements : un jeune homme
explose avec la charge dissimulée
sous le pli d'un vêtement, la bombe,
l'obus, la terre minée, les armes
des kamikazes, brigades, soldats
prêts à tout
sacrifier, tandis que l'on recueille
les corps, les âmes, le peu de vie
qui reste, les noms cassés
s'élancent du haut des tours,
s'effondrent devant la colère
des chars d'assaut qui fauchent le sol,
pressent une Terre déjà chancelante.
Cent fois pareilles images, cent fois
les mêmes mots, mais tu ne peux
pour autant les éluder, faire comme si,
et t'habituer peu à peu
au mensonge, peu à peu à l'illusion,
- faire comme si
l'indifférence, peu à peu, comme si
au milieu des villes, les places abandonnées
n'étaient plus que souillées
par les oiseaux de passage,
faire comme si tu ne pouvais
mettre les doigts dans les roues de l'Histoire,
faire tenir la douleur
sur ce fil que déroule ton poème.
Pour peu, on oublierait
qu'il existe d'autres mondes, par exemple
celui où t'emmènent ton stylo et ton cahier,
- cet étrange duo d'encre et de papier
au temps du portable et du jetable,
du performant et de l'éblouissant -,
pour peu, il ne resterait qu'une nuée d'objets
dont on apprend le fonctionnement,
des lettres assemblées
- cd dvd - ledpc - ogm omc -
que l'on récite
pour désigner notre réelle réalité.