Gioia Kayaga
À l’intérieur de mon ventre
Malgré les mines tristes dans le tram, le froid, la routine :
malgré les mots qu’on ne se dit pas, les doutes, les soucis :
malgré les coeurs trop lourds et les échos dans le vide,
les corps en mal d’amour, les ego en repli...
À l’intérieur de mon ventre, à l’intérieur de mon ventre,
je tente le prodige, là, en-dedans : fabriquer du positif,
faire de mes regrets d’hier du fumier où poussent les rêves,
Garder sur les lèvres le bon goût des bonbons au miel
prendre l’eau du ciel pour m’en nourrir comme la terre.
rendre l’obscur clair et devenir le soleil...
Sentir le vent qui fait danser les arbres, sans bruit,
qui fait danser les feuilles et les cheveux des filles ;
ne plus rester sur le seuil, quand l’extérieur m’attire,
abandonner le deuil, la peur de rater ma vie,
ne plus craindre le temps, maîtriser les énergies,
même glaciale et tranchante, apprendre à aimer la pluie,
ne plus attendre, créer l’occasion à saisir,
ne plus me vendre pour l’illusion que j’existe,
repenser aux enfants, aux lacs, aux collines du Burundi,
repenser à maman, à ses bras, son sourire,
malgré les tours tristes, garder la campagne en souvenir
malgré les nuages gris, garder les étoiles dans les tripes ;
écouter la voix des sages et les phrases qui se méditent,
de mon être, sans arrêt, repousser les limites
dans la terre faire pousser mes racines, grandir,
inventer les prières que personne ne m’a apprises
À l’intérieur de mon ventre, à l’intérieur de mon ventre,
je tente le prodige, là en dedans : fabriquer du positif,
faire de mes regrets d’hier du fumier où poussent les rêves,
Garder sur les lèvres le bon goût des bonbons au miel...
Quotidiennement, je creuse plus profond dans la mine,
En moi, en dedans, je cherche les raisons de me réjouir,
mais chaque fois qu’un écran s’allume, je les oublie aussi
vite ;
chaque fois que la musique laisse la place aux journalistes,
au Zapping, aux images, aux infos, aux articles,
à l’actualité d’hier et d’aujourd’hui :
annonces tragiques : meurtres, massacres, viols, génocides,
pandémies...
J’ai mal mais je ne peux pas détourner les pupilles,
comme un jeu masochiste : je regarde, j’écoute, je lis ;
besoin viscéral de savoir, de me confronter au pire,
essayer de comprendre le noir, le sombre, la nuit,
l’horreur froide de l’homme qui s’égare, qui s’oublie
tout a commencé avec le Rwanda, toute petite...
tout a commencé avec ces mots-là :
Hutu
Tutsi
À l’écran, le journal télé, j’ai trois ans et demi,
1994 : maman a envie de vomir,
1994 : maman pleure son ethnie
À l’intérieur de mon ventre, à l’intérieur de mon ventre,
je tente le prodige, là en dedans : fabriquer du positif...
Mais parfois tout me submerge, me rattrape
les vagues se déchaînent contre mes remparts,
se fracassent contre les parois de mon crâne
Adieu ma foi, ma force, mes espoirs :
quel est le sens de tout ça ? En quoi croire ?
Dites-moi, y a-t-il une justice quelque part ?
Et puis, qu’est-ce que je fous-là ? Où est ma place ?
Je m’enlise dans la bourbe, dans l’infini du mal,
Je ne vois plus que le triste et puis le sale, dites-moi :
Qu’est-ce qu’il reste, qu’est-ce qu’il reste au final ?
De la colère plein mes pages noires,
La vieille migraine d’après les larmes, qui s’acharne,
et quelques cernes sur mon visage trop pâle
Il y a des jours comme ça,
Il y a des jours où tout s’effondre autour de moi,
Il y a des jours où tout s’effondre et moi,
Moi, je traîne mon humanité comme de la boue sur mes talons,
en quête de vérité ; je dissèque mes doutes, mes questions
enquête limitée : colère, dégoût, frustration,
fatiguée ; je me perds, j’échoue, je renonce
Il y a des jours comme ça
Il y a des jours où tout s’effondre autour de moi...
À l’intérieur de mon ventre, à l’intérieur de mon ventre,
je tente le prodige, là, en dedans : fabriquer du positif,
faire de mes regrets d’hier du fumier où poussent les rêves,
Garder sur les lèvres le goût des bonbons au miel
prendre l’eau du ciel pour m’en nourrir comme la terre.
rendre l’obscur clair et devenir le soleil...
Tous les souffles se reprennent, tous les sanglots s’éteignent ;
Toutes les mers se retirent pour découvrir la berge,
Toutes les tempêtes passent, tous les calmes reviennent ;
tous les noeuds se relâchent, tous les espoirs renaissent,
Même au fond de mon ventre creux, il reste la force de lutter
même dans la brume de mes yeux, j’arrive encore à y voir clair,
un peu. Une fois bien lessivée alors..
alors mon âme peut se rappeler
Qui je suis, d’où je viens.
Qui j’étais, où je vais,
Qui j’étais, où je vais,
Mon âme peut se rappeler
Je suis
celui qui tue pour une croyance ou une couleur de peau,
le manifestant qui pleure sous les gaz lacrymo,
le corps de ce migrant qu’on repêche au fond de l’eau,
cet homme qui viole avec la pointe de son couteau,
l’innocent qui sanglote, seul, au fond de son cachot,
celui qui crucifie un enfant, je suis pédophile, bourreau,
ce toxico qui ne vit que pour la prochaine dose
Je suis
ce terroriste qui explose dans le métro,
ce politicien qui ne répand plus que la haine de l’autre,
la balle perdue, l’erreur dans l’équation, la faute
l’artiste qui réinvente le monde à sa sauce
l’hôpital qui s’écroule sous les bombes,
et cet homme qui marche seul sur les décombres
Je suis
la mère qui prive d’amour, de tendresse, d’affection,
Le trader qui spécule sur la misère du monde,
celui dont les rêves se blessent contre des murs de béton,
J’ai dénoncé mes amis et trahi mes compagnons,
fait exciser ma fille au nom de la tradition
reporté mes vices et blessures sur la prochaine génération,
j’ai tendu la main à ceux restés dans l’ombre
Je suis
ce qu’il y a de meilleur et de pire ; le bourreau, la victime
le beau, le bien, le sale, le mal ; mon âme se rappelle,
mon âme se rappelle : mon âme se rappelle :
je ne suis que ce choix que m’a offert le ciel,
Je suis cet autre que je déteste, je suis cet autre que j’aime,
mon âme se rappelle : mon âme se rappelle :
je ne suis que ce choix que m’a offert le ciel,
Je suis cet autre que je déteste, je suis cet autre que j’aime
Mon âme a ces souvenirs qui donnent des racines et des ailes