Madeleine Gagnon
LA VOIX DES POÈTES
La terre est remplie de langage. Mais notre langue est morte. Mer cuite. Babel confuse. Signes éteints. Poussières en déluge. Mots perdus. Lettres fossiles. Oreilles closes. Vains cris dans les tympans malades. Écrire est-il possible quand plus personne n’entend? Plus loin que l’algèbre, forme ultime, retourner cette terre. Remuer les débris. Lancer les miettes partout dans l’univers. Attendre un seul moment. Celui de la fraction qui broie. Mais attendre longtemps. Ça s’allume et c’est tout.
Et les choses soumises au déclic des syllabes. Elles entrent subrepticement, défilent dans le moulin du sens. Petite armée, fourmis besogneuses sur les feuilles, traversent tout un filet fluvial le dos chargé de sons. Elles n’en savent, bornées, pas plus que nous. Pour elles, mais pour nous tout autant, c’est là la seule initiation. En chacune d’elles alors, des miettes mémorisées d’anciens continents. Perdus. En la musique seule, retrouvés. Ainsi les syllabes sur la langue.
Du début à la fin, on a froid de lecture. Avant même l’écriture, les êtres ont voulu lire. Les lettres sont des outils qui décryptent le corps des choses. Calame scrutant la pierre, stylet fouillant l’arbre, peut-on retrouver, sur les parois du ventre, l’oreille collée à la chair visqueuse, la bouche au rythme des mers et du sang, ces premières grafignes, ces brouillons de caresses? Au seuil d’une question, dans les langues diverses, des vies entières à l’invention. La plus infime chose contient son pétroglyphe.
Les morts enterrés sous nos balbutiements. Ou bien seulement des précipices qui nous rêvent et s’en vont. Ça se passe si vite. On apprend à parler, puis on ne parle plus. D’un bout à l’autre de la chaîne vivante, le mutisme nous prend. Parfois on s’arrête, on y pense, ça cogne en dedans. Mais on ne peut répondre. À l’intérieur des pièces, il n’y a pas de portes. On ne peut rester au milieu bien longtemps. Nous allons aux fenêtres, courons vers le dehors. Entre les deux, des seuils. Des esquisses de sons pour qui n’est ni là ni ailleurs. Des vêtements qui recouvrent. Peut-être des linceuls. La vie reprend son cours. Des tableaux encadrés nous regardent. Des miroirs en abîme en nous qui déambulent.
Ils sont frileux sous terre et nous tissons des sarcophages. Des tombes. Nous offrons nos silences à l’humble temps. Disons pour que l’éternité soit. Et revenons au pierres, amies certaines, témoins immuables de la fêlure des mondes jusqu’à la nôtre, dont stries et sédiments persistent à nous écrire, à moins de se dissoudre, poudre calcaire ou bien coulée larvaire, d’avaler nos minuscules mémoires dans ce magma rocheux qui nous fit naître et nous verra mourir. À moins qu’un autre livre igné nous attende là-bas. Qu’après la fin imaginée, quelque plan ou table des matières nous invite et encore nous consume. Pour nous recommencer, qui sait, ailleurs et dans une autre langue.
Je suis allée au bout du silence des rues et suis revenue dans une maison par la normalité des portes.
Des vagues aphones m’avaient refluée.
On aurait dit que les robots du monde s’étaient donné le mot, intraduisible pour moi.
Après, dans la mémoire des murs, les villes étranges craquaient avec le vent.
C’était toujours l’hiver.
L’éternité était de glace.
Je tentai de la dissoudre.
C’est le poème qui s’ouvrait.
L’eau est un souvenir coulant dans le cœur de sable.
Il y a parfois des alvéoles et le chant.