Verika Jakimov 

Translator

Sois toujours attentif, frappe avant d’entrer
sache que dans les antres qui sont en toi
il y a toujours quelqu’un
Reste le plus longtemps dans celles où tu seras accueilli sans mot dire
dans lesquelles tu pénètreras et là où vous resterez assis 
dans un long silence
Certaines d’entre elles te demanderont ton nom, t’inviteront à t’asseoir
te proposeront des gâteaux, t’aideront à passer la veste
courront derrière toi si tu oublies ton parapluie
Il en est d’autres que tu n’apercevras qu’à travers l’oeil du silence
des portes à jamais fermées
et souvent tu ne sauras pas si elles sont tes invitées
ou si tu n’es pas tout simplement à la maison

Il y a un éventail
avec une carte du monde
qui depuis des années se referme en moi

Les continents lentement rétrécissent
les volcans s’endorment
les rivières s’assèchent, les lumières se figent
les déserts s’enroulent
tels des tapis remplis de poussière

Un jour, j’ouvrirai l’éventail
et le monde entier se déploiera en moi
avec le ciel et les ailes
des oiseaux d’envergure

Vite, échappons au temps
qui nous menace de son arc tendu
et nous vise de sa petite flèche
Je tenais à te dire cela
– si je parcours de la main une carte de géographie
je n’inscris ni les montagnes ni les sommets
je ne me mouillerai pas, ne remplirai pas mes mains
       de terre
ainsi cette nuit lorsque tu passeras la main sur mon
       corps
tu ne trouveras ni vent ni poussière, ni les reliques
de mon nom qui toujours renaît
Car j’ignore combien de temps s’est écoulé ce soir
une minute, une heure, une année, une vie entière
peut-être
Lorsque mon regard parfois balaie de haut en bas
je ne sais pas quelle trace me paraît la plus longue
la traînée de l’avion dans le ciel
ou celle que l’escargot derrière lui a laissée

Aujourd’hui je n’emprunterai pas le même chemin
je tournerai à gauche
peut-être verrai-je bondir
sur la route la balle d’un enfant
et je la lui renverrai, comme le jour
me renvoie toujours aimablement
la solitude sur l’aire de jeu
lorsque je la shoote
très haut

Je suis un touriste dans mon corps
et sans carte dans les mains
Quelqu’un qui passera par là par hasard
m’indiquera le chemin jusqu’au quartier des musées
jusqu’aux vastes parcs, la place centrale
jusqu’à la rivière qui se jette dans mon prénom
Moi, que fais-je pendant ce temps
Je bois un macchiato dans un bistrot tranquille
en parcourant les quotidiens
écrits dans une langue que jamais je ne suis parvenu à apprendre
Chaque fois que je rentrais d’un voyage, je m’en souviens,
le ciel s’éclaircissait, le Soleil tombait sur les anges de marbre
et ce n’est qu’alors que je remarquais
les sourires sur leurs visages

Vais-je pouvoir finir
ce sandwich proposé dans l’avion
que m’a soeur a laissé
de retour d’un voyage
Ce sandwich qui a survolé
deux continents et tout un océan
qui a traversé bien plus que je ne pourrai jamais
ni parcourir à pied ni traverser à la nage
Peut-être goûterai-je un peu de ces nuages
si je goûte à ce pain
qui est allé plus haut que la terre qu’il surplombe
plus haut que tous les pays, villes et peuples
aux imperceptibles bordures et frontières
Qui est allé plus haut que toutes les hauteurs
que je pourrai un jour atteindre
comme ses grains de blé qui ont vu bien plus
que les pilotes et les stewards
plus que tous les passagers
sous l’avion
Mon estomac pourra t-il digérer
le ciel entier
si j’avale
ce pain ordinaire

Remplissez la coupe l’un pour l’autre, mais ne buvez pas
dans la même
Partagez-vous le pain, mais ne mangez pas de la même
miche
Chantez et dansez ensemble et soyez joyeux,
mais que chacun de vous demeure aussi seul
comme les cordes le la lyre demeurent séparées
tout en vibrant au son de la même musique
Khalil Gibran

Dans un article sur internet
j’ai lu que dans de nombreux couples
chacun connaît le mot de passe des mails de l’autre
qu’ils se les échangent en gage
de confiance et de fidélité

Si j’étais un sage comme Gibran
mais je ne le suis pas
j’ajouterais
« Envoyez-vous l’un à l’autre les mails
mais ne partagez pas votre mot de passe
car et l’homme et la terre se nourrissent l’un de l’autre
mais gardent le secret de leurs commencements, chacun le sien »

J’ai trouvé une photographie dans la cave
du lieu de ma maison
avant qu’elle ne soit construite
quand elle n’était que croquis
aux mains des architectes
Et je savais à peu près depuis quand elle existe
son année de construction
est recouverte de béton dans un angle du jardin
mais j’ignore combien de temps auparavant
inexistante elle est restée
avant que n’apparaissent
les bosquets les herbes et le ciel
qui pâlissent sur la photographie
Est-ce que l’inexistence est plus longue
que l’existence
et combien est ancien le néant

La poussière qui s’éleva
de la photographie
comme des apostrophes dans l’air
me fit tousser

On s’aventure dans les choses et on en fait déjà partie
Nous a-t-on déjà dit que les mollusques sont les ongles de la mer
que nos ongles aussi deviennent des mollusques lorsque nous y plongeons
que notre ventre est une tortue de mer quand nous nageons
nos seins des méduses
que nos yeux sont de petits poissons séparés du banc en bord de rive
nos cheveux se transforment en algues sitôt mouillés
notre peau est la mousse, nos poils sont les herbes sur les galets
qui se balancent comme au vent au gré des flots
Nos oreilles sont des hippocampes, nos doigts des tentacules d’octopodes
proposés dans les spécialités des menus gastronomiques
Nous rapetissons
comme les étoiles de mer qui sèchent dans les ports
qui seront suspendues quelque part pour orner un mur
comme une lueur brisée, un souvenir signé.

Ici tout est transpercé
le ciel que l’on scrute dans les lunettes astronomiques
et les chemises perforées des dossiers sur nos bureaux
les petits hublots des cabines de bateaux lorsque nous naviguons
et les murs massifs des églises dans lesquelles nous prions

Les couvertures des amoureux secrets brûlées par les cigarettes
sont transpercées aussi
comme le monde que l’on voit par les alliances des ancêtres
les souvenirs comme la pâte à gâteaux que l’on façonne
les cibles à forme humaine sur lesquelles on s’entraîne au tir

tout, tout est transpercé
les judas des portes closes aux mendiants
la terre des demeures dévastées des fourmis
Dieu que l’on cherche par les ouvertures arrondies des coupoles