Denise Desautels
Une histoire de beauté
Une phrase, qu'on aurait dû ravaler aussitôt, une seule, modeste, même trouée, a suffi. Une volée de plomb au creux de ton oreille, et tu es tombée, mon papillon, ce midi d'octobre, tombée de haut, dans une embuscade, sonnée, comme on dit, seule contre tous, irréparablement seule. À l'abandon. En dépit de ce vêtement de caresses, qui de jour en jour s'épaississait. Seule, avec tes yeux qui s'éloignaient, enfiévrés par un imprévisible espoir. Oh! à n'importe quel prix l'espoir. Un lac au centre de toi, abondant et têtu, parmi des couleurs de bouleaux et des tentations toutes simples: debout, deux ou trois pas, ton avancée vertigineuse sur l'herbe, debout, dans la souplesse de l'aube,
la plante de tes pieds glissant, soutenue par un rêve de miracle, sur quelque moelleux paysage, vivement debout, ton corps aux quatre vents, tes ailes, et des printemps en enfilade, et des gestes élémentaires qui reprennent vie, parmi les objets domestiques, dans le déroulement ininterrompu des secondes. Seule, mon papillon, avec tes yeux de bouddha dans l'ombre, immergés, qui fabriquaient du futur infini, tes yeux qu'on n'arrivait plus à suivre jusque-là. Tu t'absorbais dans l'observation de tes dernières nuits, tes derniers étoilements, ton dernier décours de lune, et ta voix accompagnait tes yeux. Tu comptais tes heures, tes secondes, tes petites joies restantes,
tu comptais, avec l'intention de te ralentir jusqu'au miracle, ta vie en boucle, tes hanches en faction, niant secrètement leur anarchie, tu comptais, avec dans ta voix cette douceur de la précaution, essentielle à ta petite jambe folle, fantaisiste, qui te résistait, qu'il te fallait amadouer jusqu'au miracle. Une douceur empruntée qui ne te ressemblait pas. Contre toute attente, sauf la tienne, tu souriais, Sisyphe heureuse, seule devant la démesure du vide, volontaire jusqu'à l'euphorie, et ton sourire flottait au milieu de ta voix, de tes yeux, ça viendrait, oui, ça viendrait, ta résurrection laissée en suspens dans les trous de la phrase. Or, quelque chose clochait, la terre était trop belle vue d'aussi loin.
Même le béton était beau, même la boue, les chiens, les complots, les cris, l'interminable désordre des rues, le froid, les klaxons, les maisons qui penchent, les parfums disgracieux des ruelles, même la pauvreté, la poussière, les prisons, même les ruines dans le parc, même la saleté, même le vieillissement était beau. Trop beau. Déchirant. On n'arrivait plus à suivre la cadence de ta voix brûlante, en écho dans ce musée des splendeurs terrestres où le futur s'étiolait, en prenant un couloir transversal. Tant bien que mal, on ramassait les morceaux de son coeur et, au fond de tes yeux qui s'éloignaient, la beauté enveloppant les choses humaines finissait par retrousser, puis se détacher complètement du béton, de la boue, des chiens,
des cris, des klaxons, de la saleté... la beauté levait, avec en elle le projet de t'emporter, de te capturer en quelque sorte, et tu disais «non», et tu hurlais «non», et ta petite jambe folle déposait sa tragédie dans ton hurlement. Comme on dépose les armes. Tu finissais par t'endormir, traversée par le brouillard de ta dernière chambre, ton corps de plus en plus vague, tes hanches coincées sous leur armure de beauté, tandis que les fantômes de ta nuit avançaient, déformaient ton visage, devant des morceaux de coeur mal vissés, et les fantômes introduisaient, sous tes paupières, un avant-goût de ta fin, ta dernière photographie, ton corps invraisemblable de décembre, ton corps cédant, s'abandonnant, sans aucun bruit, se refermant sur sa dernière étreinte,
refroidissant, avec lenteur refroidissant, puis disparaissant un matin en fumée. D'une nuit à l'autre, la même stratégie, sournoisement la beauté avançait, miroitante, déroulait ses mirages, un par un, tant de prodiges au fond de tes yeux captifs qui s'éloignaient, qu'on n'arrivait plus à suivre, et aussi dans ta voix qui n'était plus ta voix, inutilement ralentie, puis inconséquente la beauté figeait son élan, se figeait comme un mauvais œil, avec son désir de te capturer, et devant ta dernière résistance elle cédait une autre fois, la beauté, stoppait son élan, retroussait aux quatre coins de ton corps, s'émoussait, te laissait en plan au creux de ton dernier lit. Dans ton sommeil, ma Sisyphe écorchée, on entendait ta vie, ton espoir pleurer.