Jacques Darras
Soixante-six ans à Tokyo
Soixante-six ans à Tokyo
J'ai soixante-six ans
Je suis dans un avion
Je rentre de Tokyo
J'ai soixante-six ans soixante-six fois un an
Je compte jusqu'à soixante-six
Cela prend tout au plus une minute
Six secondes
Je pourrais tout aussi bien prendre mon pouls
Me tenir le poignet droit avec la main gauche
Le pouce l'index
Soixante-six pulsations par minute
Plutôt bien pour un homme de soixante-six ans
Les chiffres
Qu'avons-nous à faire des chiffres ?
La parole chiffrée s'appelle un poème
J'ai soixante-six ans
J'imagine le steward m'apporter un gâteau
Soixante-six bougies
Panne d'électricité
Chœur des passagers Japonais
Reprenant en anglais
Happy birthday to you !
Happy birthday to you !
J'ai soixante-six ans je ne dis rien à personne
Je ne dis rien à moi-même
Je ne dis rien à rien
Je ne me représente pas naissant
II y a soixante-six ans
Je ne suis pas ma mère
Je ne suis pas la sage-femme
Onze décembre 1939 à seize heures
On attend quelqu'un
Quelqu'un va entrer dans le monde
A-t-il bien choisi son heure ?
Ne pourrait-il pas différer son entrée ?
Ne devrait-il pas attendre quatre ou cinq ans ?
11 décembre 2005
Soixante-six ans plus tard
L'avion vole au-dessus de la Sibérie
Quelque part entre Khabarov
Et Arkhangelsk
Quelque part entre Michel Strogoff
Et Blaise Cendrars
Quelque part entre Tchékov
Et Soljénitsyne
J'ai soixante-six ans je rentre de Tokyo
Je rentre de Corée
Je rentre de Russie
Je rentre de Finlande
Je suis dans le ventre d'un avion
Je suis bien au chaud dans le ventre d'un avion
Siège 35 J
Je suis assis près de l'issue de secours « Exit »
Je déplie mes soixante-six ans jambes tendues devant moi
Je lis les premières pages du Voyage au bout de la Nuit de Céline
Céline m'ennuie
Céline le geignard
Céline qui n'en finit pas de revenir de la guerre
De la nuit
De nulle part
Je laisse tomber Céline
J'aime le présent
J'aime les journaux
J'aime la littérature chiffrée la poésie
J'aime le chiffre soixante-six
J'aime que le six soit assis à côté du six
J'aime être douze à moi tout seul
Je suis l'alexandrin de moi-même
Je suis mon apostolat douze fois
Le grand oiseau rugisseur m'emporte sur ses ailes
Je suis avec d'autres dans le ventre métallique de la vérité
Nous ne sommes pas nés
Nous survolons la Sibérie il ne fait pas froid
Nous dormons au présent
Nous rêvons au présent
Le présent est une bête aviaire avec des moteurs qui rugissent
Roaring now
Le présent se raconte sa propre fable
J'ai soixante-six ans plus dix mille kilomètres de neige
Nous pourrions fondre tous d'un coup dans l'espace
Nous deviendrions flocons
Nous neigerions sur la Sibérie par moins soixante-six degrés
J'aurais soixante-six ans par moins soixante-six
Calculez !
Trouvez-vous la solution ?
J'ai soixante-six ans je ne me considère pas comme un problème
Je me résouds à avoir soixante-six ans
Je suis comme la neige
Je suis essentiellement soluble
Je sais qu'un jour je me résoudrai totalement
J'aurai quatre vingt-huit ans
J'aurai quatre vingt dix-neuf ans
J'aurai cent onze ans
J'aurai trois cent trente-trois ans
Je rendrai tous les chiffres que j'ai empruntés
Je n'aurai rien
D'ailleurs je n'ai jamais rien eu