Dominique Fourcade
Tout arrive
Tout arrive
tout arrive y compris que la femme entre cou coupé dans ton
lit mais ce n’est rien par rapport à ce qui est arrivé quand j’ai
vu que Manet avait choisi ces mots comme en-tête de son papier
à lettres je les ai transcrits à la craie au tableau comme je fais
à chaque événement qui compte et, j’ai eu si peur, je les ai
aussitôt effacés j’avais conscience d’entrer dans un apprentis-
sage étincelant
Deuxième visite à l’exposition Mallarmé. J’ai rendez-vous avec
Olivier Cadiot. Je suis à l’heure mais Olivier, en avance, tourne
en m’attendant dans la première salle. Me montre illico le billet
de Manet remerciant Mallarmé de son soutien après le refus de
deux tableaux par le jury du Salon de 1874 – « tu as vu ça ? ».
Effectivement je l’avais vu lors de ma première visite ; le texte
de Manet est banal et parfaitement connu, et je ne comprends
pas ce qui mérite qu’on s’y attarde. « Non, ça ! », dit-il en
pointant sur l’en-tête du papier à lettres de Manet. Stupeur
– je lis la formule : « Tout arrive » , comment pareille magie
a-t-elle pu m’échapper ? J’étais loin d’avoir vu ça. Cadiot
aurait voulu me faire don de l’électricité et de la foudre qu’il
ne s’y serait pas pris autrement.
Ou bien :
deux mots se sont choisi un moi, c’est très ordinaire
Si j’avais été plus attentif, j’aurais trouvé mention de ce
papier à lettres dans la première édition de Mallarmé dans la
Pléiade, parue en 1945 et dont un exemplaire ne m’a pas
quitté depuis le milieu des années cinquante. Page 1619 Henri
Mondor note l’existence de la lettre et de la devise. Qui
n’auraient pas dû m’échapper non plus dans le livre de Juliet
Wilson-Barreau, Manet by himself, publié en 1991 – tout est
reproduit page 167. Où ai-je les yeux ? A quoi suis-je bon ?
C’est à hurler. J’ai toujours refusé de considérer qu’il y avait
un temps pour la bonne perception des choses et un temps où
elle est improbable : il n’y a aucune autorisation de ne pas
percevoir tout tout de suite. Mais le cerveau de la poésie est
parfois ultrarapide, parfois très lent, rien ne me désoriente
plus. Cerveau pourrissant.
l’effet celui de l’onde que crée un choc porté sur un câble tendu
l’onde parcourt le câble rebondit au point d’attache et revient
amplifiée au point de départ je n’ose poursuivre: nous mar-
chons sur un câble connu de nous seuls parfois même nous
marchons sur un câble qui nous est inconnu là pour le câble
je savais mais rien du choc qui m’attendait – surtout nulle
équivoque, pas la séduction du funambule ici – ce n’est que du
somnambulisme pauvre, et le câble est enfoui – ni équivoque
ni métaphore.
Dix années, il m’aura fallu tout ce temps, pour comprendre,
vérifier, vérifier-étaler, transcrire, étaler encore, l’intuition
selon laquelle les peintres, de Manet à Cézanne, avaient pensé
et réalisé le moderne de façon plus ample et plus fluide, plus
avancée plus aboutie que les écrivains du même temps. Dix
années et voici qu’en une seconde, la seconde que durent les
mots « tout arrive », cette poétique m’est exposée dans la plus
grande ouverture. En forme de vertige. Comme nue. Une très
précise seconde. Qu’aurais-je gagné si je n’avais pas manqué
les deux occasions ? Probablement rien, parce que la poésie est
aussi faite, criminellement, des occasions manquées, des som-
mations dont nous n’entendons le coup de feu que beaucoup
plus tard ; en somme, je dois l’admettre, elle est faite d’une
inattention fatale. Elle se tisse d’une série de revers. Olivier
Cadiot avait saisi en un rien de temps la bouleversante petite
banderole, bien au-delà du modernisme deux mots à jamais
dans la tête, sa beauté, tant d’instantanéité et tant et tant
d’implications, et je suis sûr qu’il pouvait savoir, bien que je
me sois gardé de m’en ouvrir à lui sur le moment, ce qu’ils
représentaient pour moi de résumé, d’éblouissement et de
relance.
mots
dalles
bascule
à Venise
tout le monde connait ça
Dans quel engrenage ai-je mis la main les souvenirs affleurent,
m’accusent, et je ne maîtrise plus rien : je comprends seulement
maintenant que j’ai aussi vu la lettre à Mallarmé dans l’expo-
sition Manet chez Huguette Berès en 1978 – j’étais alors au
bord de recommencer d’écrire, gaucherie, à fond d’inquiétude,
et pourtant... les deux mots... résonance... non, pas. Décidé-
ment ce que je fais relève d’un aveuglement sans frontière, au
moins aussi actif chez moi que toute autre faculté. Sans parler
d’une sportive surdité.
évidemment les conditions ont un peu changé avec les caméras
actuelles d’où je suis je vois dans ma tête la fleuriste composer
le bouquet se gratter penser à acheter un grille-pain piloter ma
journée j’en ai parlé aux gens du poème chez Canon on ne peut
plus se suffire de surveiller le trafic du boulevard périphérique
il y a aussi à filmer la croissance de la salade
À peine je lève le petit doigt je suis puni et vous ? Par exemple,
deux nuits après avoir fini, pour les Cahiers de la Bibliothèque
Littéraire Jacques Doucet, le texte relatant ma première visite
à l’exposition Mallarmé, un des textes les plus graves de ma
vie, j’osais enfin dire que dans le poème de Mallarmé, à qui
je dois tout mais il a fallu s’en arracher, tout n’arrive pas, et
il a fallu s’en arracher précisément quand j’ai eu compris,
j’avais entre trente et quarante ans, que tout n’arrivait pas,
eh bien la riposte n’a pas tardé, sous forme d’un cauchemar,
on me menottait à Mallarmé, qui sentait mauvais, et il s’est
mis à me donner des coups, à me mordre, et à mesure il se
transformait en furet, me faisant si mal que j’ai dû lui écraser
la tête avec mon talon, et il poussait des cris de putois, oui
c’est ça, un furet poussant des cris de putois, j’en ai vomi des
jours durant.
objets toutarrivesques sentinelles type le kaléidoscope lampe à
pétrole de l’enfance Marcel Proust
moments toutarrivesques solo de Dominique Mercy dans Nur
du c’est la souplesse de la structure qui autorise les émerveil-
lants moments-hommes
regard simplissime lanterne magique de discrètes séries
Dickinson Stein Oppen
pas de décrets
tous les instants du temps rentrent les uns dans les autres vers
les extérieurs et les points de la surface veulent les uns des
autres s’évadent immobiles
Si j’écris : comme je l’ai pressenti dans l’enfance, l’histoire de
la langue, de sa grammaire et de sa syntaxe à chaque instant
si violemment nouvelles, de son placement dans le temps sur
tous les points de la surface de la page, de son déportement
aux frontières toutes diagonales comprises, ce dans une simul-
tanéité presque affolante, n’est pas une histoire heureuse, car
il faut rompre non seulement avec ce qui est établi mais avec
ses maîtres les plus avancés et les plus chers, et renoncer même
à ses frères, et parce que, de toutes les phases énoncées en
ligne, aucune n’est au départ naturelle,
je mens un peu
car cette béance
je n’ajoute pas
que je m’y engouffre aujourd’hui
la caméra, l’installer sans se forcer
j’ai simplement indiqué au logiciel de capture les intervalles
auxquels prendre les clichés
et puis j’ai acheté un petit partagiciel
pas besoin d’incruster date et heure l’image dit d’elle-même ce
qu’il faut en savoir
Et pour la rafraîchir il suffit d’intégrer les instructions dans le
code HTML de la page Web. Pour cela, insérer la ligne ‹meta
http-equiv=«refresh» content=«30»› ; le chiffre 30, ou autre,
indique en secondes, la fréquence de rafraîchissement de
l’image.
je suis avec une fille dans les toilettes, qui identifie tout de suite
le sang de furet sur mes menottes, ne me demande même pas
le mot de passe, et qu’elle ne me dénonce pas me lie à elle pour
la vie
Voici ce que je pense : il n’y a pas eu, en ce siècle et demi,
d’événement plus décisif que le fait qu’un homme choisisse ces
deux mots pour poétique, qui ne sont pas wittgensteiniens, ou,
plus important, se laisse choisir par ces deux mots entêtants,
ou, plus important encore, agisse (dans son cas : peigne) comme
si ces deux mots allaient de soi, sorte d’adorable spinnaker,
mais il faut l’esprit le plus ouvert et le plus aventureux pour
régater sous cette voile.
sitôt que j’ai vu ça la journée s’est ouverte jusqu’à dissolution
et je n’ai que des obscurcissements à vous donner