Natasha Kanapé Fontaine
La Réserve III
Ici
Je me souviens
mémoire traînée dans le sable
hanche brisée par les rocs
ongles cassés
marteler le sol
essuyer les larmes de ma mère
les hurlements de ma soeur
sous les griffes de l’orage
Je me souviens
d’avoir été déshonorée
éraflée
tordue
battue
saignée
violée
Je me souviens
d’avoir eu un nom
un visage
un regard
une route
une voix
un poème
un cri
Je me souviens
corps brisé sous les urines
hanche-rivage
qui dort
entre chiens et loups
Je me souviens
nausées
foetus avortés
bébés mort-nés
enfants orphelins
que l’on enterrât
par la Constitution
saules pleureurs
sans voix
L’automne du peuple
les branches des arbres
cassant sous le poids de la grêle
nos aïeux sans dynastie
La transmission sans racines
miroirs de pluie
miroirs de fleuve
Nous ne chantons plus
nous ne rêvons plus
nos prophéties gisent
à la surface des rivières
je m’en souviens
Ici
Ils verront nos bas-ventres
s’ouvrir sous le poids des coques
des bateaux noirs
Nos cris sont de fuel et de tourbe
mélangés à la détresse
il n’y aura plus de colère
il n’y aura plus de tristesse
il n’y aura que le bouleau flamboyant
il n’y aura que le désespoir
Les femmes hurleront
lune rougie
feu de soleil
les loups
repoussés
les cris
Il y aura un bruissement
entre les cimes
chaleur transformée
sous les déploiements de poitrines
l’univers engendrera
un nouvel axe pour la fièvre
ils verront nos enjambées
engloutir le rythme
Nos fils et nos filles sortiront des réserves
les aïeux sur le dos
les ancêtres à l’oreille
ils marcheront vers le Sud
retracer le Nord
Ils sortiront des réserves
amphibiens nouveaux
l’humanité estropiée
sur les littoraux de nos côtes
ils sortiront des réserves
et nos rivières brouillées
retrouveront leur débit de jadis
Elles disposeront de leur vigueur d’antan
les arbres refleuriront
semblables à la Syrie ancienne
je reconnaîtrai les oliviers
la vivacité de la Palestine
ses lèvres pulpeuses
ils marcheront des milles
la Mongolie
l’Himalaya
Nos fils et nos filles sortiront des réserves
se souviendront de la misère
fabriquée
ils ramperont au sortir des réservoirs
des barrages des pourvoiries
ils murmureront
je me souviens
ils éprouveront
ce qui est véritable
ce qui est honorable
ils évoqueront
cinq siècles plus tard
la première empreinte
de la botte brune
du diable sur le sable
installé entre les cuisses
de la future Amérique
Amérique Amérique Amérique
j’invoque ton nom
tu ne sais plus regarder ta mère
tu ne sais plus aimer tes frères
tu ne sais plus honorer tes soeurs
aucune sépulture
n’aura été donnée
les corps abandonnés au vide
Nos fils et nos filles sortiront des réservoirs
ils invoqueront les esprits des légendes
ils prononceront Papakassik
Tshiuetinishu Tshakapesh
Tshishikushkueu
les contes reprendront vie sur les routes
forestières
les titans se lèveront pour la tempête nébuleuse
nos aïeux verseront les larmes de l’amour
les rivières de la joie
leurs yeux
les montagnes
où ils veillent
Accueillir le soleil
je dirai oui à ma naissance
Les bleuets
repoussent
Incendies
Le peuple
terres brûlées
se régénère
fruit
qui donne goût au verbe exister.