Marie-Célie Agnant
LA DERNIÈRE SAISON DE DÉSARROI
LA DERNIÈRE SAISON DE DÉSARROI
Il voyait venir la dernière saison
cherchait ses souvenirs
Mais n’existaient en lui que l’océan de la canne
l’océan du ciel
Bleu du ciel vert de la canne
Il s’arrêtait cherchait encore
marmonnait que ses souvenirs
s’étaient sans doute érodés
sur le fil du temps
Ils s’effritaient
pour se marier peut-être
à cette terre sur laquelle il était né
et qui ne savait rien de lui
Il disait aussi (une manière de rire)
il avait toujours aimé rire
du moins avant ce temps de désarroi
il disait que l’odeur âcre de la bagasse
est comme une odeur de fiel elle ronge tout
Elle avait pénétré en lui jusqu’à devenir une seconde chair
elle l’avait colonisé le dépouillant de sa propre chair
Elle lui avait tenu lieu de vie sa seule mémoire
Il se demandait quand même
si la vie pour certains êtres
peut se résumer
à cette seule et unique chose
un parfum une odeur
celle de la canne brûlée
la seule qui l’accompagnait
depuis toujours
Une terreur indicible grandissait en lui
lorsqu’il imaginait cette chose qu’il savait être son âme
(il avait quand même la certitude d’en avoir une)
elle aussi rongée
par ce parfum âcre de bagasse
son âme peu à peu érodée
soumise au même traitement
que son corps
Autrement
comment comprendre toute sa vie
hypothéquée
tout le long de sa vie un unique horizon
une seule saison la canne
et la honte
Toutes ces paroles l’assaillaient
mais pensait-il aussi
ces mots
ces pensées assurément
ne valaient pas grand-chose
n’avaient pas de sens
le monde était ainsi fait
d’un côté la fatalité
cette sorte de loi
immuable
comme les levers et les couchers du soleil
de l’autre les vainqueurs
Les vainqueurs dictaient
édictaient
régissaient
décidaient par exemple
que les bras qui ne servent plus à rien
comme au temps que l’on nomme temps jadis
et qui n’a de jadis que le nom
eh bien oui
ces bras
pouvaient être coupés
jetés aux pourceaux
Tout comme jadis
On le regardait avec étonnement
lui renchérissait
Du revers de sa main sèche
cette main inutile
il écrasait une larme
puis il ajoutait
que lui
n’avait jamais appris à lire ou à écrire
Faut croire que pour couper la canne
il n’en fallait pas autant
Mais il savait par instinct
que l’impuissance porte en son sein
sa propre culpabilité
engendre mépris et suspicion
rage ou indifférence
À l’âge de poser ses vieux os à l’ombre
les vainqueurs le dépouillent
de ce qui lui restait d’existence lui
ses enfants
les enfants de ses enfants
toute sa descendance
aujourd’hui
plus de terre plus de lieu plus de patrie
Comme jadis personne au monde
aucune parole
à même de casser le verdict
On dit souvent que les choses
tout comme les êtres
ont un double visage
tout dépend de l’angle
du regard que l’on porte
Mais il a beau compter les années
l’angle demeure le même
le visage
celui de l’injustice amère
Et il se tient aujourd’hui
ni plus ni moins courbé sur cette terre ingrate
ni plus ni moins accablé par les morsures avides du soleil
ni plus ni moins abusé par l’indifférence du monde
il se tient léger
dépouillé de tout
sauf des débris de son existence
enfermé dans son cœur
sans traces de haine
sans bruissement d’espoir
Tout passe comme est passée sa jeunesse
tout passe comme est passée sa vie
«Tout passe comme ont passé mes bras qui désormais ne servent
plus à rien
Et ma vie»
Il parlait ainsi
et quelque chose
un nuage lourd traînait dans son regard
De sa bouche édentée il souriait
ramenait sur ses épaules
les lambeaux d’une casaque
espérait draper un restant de dignité
et disait ainsi
Ma vie peut s’en aller cette nuit
comme s’en va le soleil
mais avant que cela ne s’accomplisse
il faut bien passer le restant des jours
Comment vivre quand on n’a plus de bras
plus de pays
plus de terre
plus d’avenir
plus d’espoir
Qu’il est sombre ce crépuscule de mon existence
qu’elle est triste ma dernière saison de désarroi