Gioia Kayaga
Ces gens-là
Là-bas, le fleuve ressemble à un marais. On dîne aux Zwanspurée
à l’intérieur des maisonnettes. Les cafés et les clopes
ont roussi les moustaches, les cachets et l’alcool noirci les
organes. Ça pue le foie pourri au Temesta, à la vieille bière.
Trente ans de Carapils ! Toujours la moins chère, qu’ils
achètent le matin même au supermarché d’en face avec, pour
recharger les briquets, une petite bouteille de gaz. Et s’ils
n’ouvrent pas les voiles sales, madame, c’est que là-bas, le
soleil on n’aime pas ça. Et s’ils parlent si peu, madame, c’est
que chez eux, on boit.
Longtemps qu’il ne reste dans les estomacs qu’une bile,
acide à vomir, qu’ils toussent l’hiver des cendres froides, les
ventres se tordent, ils chient liquide quand ils s’endorment.
Alors, en fin de matinée, ils vont chercher juste à côté, un
paquet de frites sauce rose fluo et un biki, à la baraque, puis
six bières pour le digérer. Ça remet les idées en place, pas
l’estomac, pas la peau qui flétrit autour des tatouages comme
seule mesure du temps qui passe. Ils vivent des maisons
d’ennui, habitent des semaines de dimanches épaisses et
grasses comme leur sauce blanche, qui les enlisent dans le
néant. C’est que là-bas, madame, on ne travaille pas, on joue
aux cartes.
Ils tombent doucement dans la paranoïa, ne sortent plus
sans leur couteau, ne décrochent plus le téléphone. Et ils
s’emballent et ils s’engueulent dans un patois qui n’existe
plus et qu’ils n’ont jamais su parler. Ils maudissent les
voisins, et puis le grand-père mort, celui-là qui a perdu tout
l’héritage une nuit-scandale au casino. Et aussi la cousine
Germaine, celle qui parle toujours trop fort et qui pète plus
haut que son cul, celle-là qui a marié un riche, mais qu’eux
ils savent bien qu’elle se cache dès le matin pour cuver son
vin, depuis qu’il l’a faite cocue. Ça se marre au fond des
marécages, ça se bidonne, ça accuse le monde entier de ses
malheurs, ça s’en amuse et ça ricane. C’est que la misère
morale, madame, ça s’assume. Ça se revendique, même. Et
ça se vide, d’une seule traite, à la cannette parce que chez
eux, madame, les manières on n’aime pas ça.
Et ils s’acharnent, comme on implorerait le dieu Cancer,
allumant chaque clope avec le mégot de la précédente,
comme d’autres feraient leurs prières. Mais rien ne vient.
L’attente est longue, l’agonie lente, ils regardent passer les
secondes, et leurs dents tombent. Mais rien ne vient. Car, si le
foie tient, années après années, madame, c’est que des âmes
viciées à ce point ça prend plus d’une existence à purger. Ça
doit gondoler sous la pluie, se noyer dans les remords la nuit,
ça doit se battre contre le vent, cogner les portes, briser les
vitres. Ça doit attendre la mort mille ans, sans jamais la voir
venir.
S’ils le savent ? Évidemment, madame, et c’est pour ça qu’ils
boivent.