Linda Maria Baros
Le phacochère
Je passe comme un orage sur les grands boulevards,
je m’arrête aux carrefours et pousse des cris déchirants
– les hanches déchirées par une meute de chiens –,
je hèle les taxis des grands parcs qui dorment
la tête renversée sur le violon,
je hurle, comme piégée dans le filet élastique, vaporeux,
d’une mine antipersonnel qu’on vient d’enclencher.
Les passants, étonnés, arrêtent de mâcher les affiches ;
dans leurs poches cliquettent l’avoine et la faute.
Me barrent le chemin de vieilles ambulances
qui transportent le vent sans souffle sur les brancards.
Les passants, effrayés, regardent les sacs noirs en plastique,
les toiles de tente.
Ils parlent devant la chapellerie du coin
des choses qui se passent là-bas,
dans le lointain, où sont allés les autres et toi.
De la portée toujours plus longue des mitrailleuses,
du paradoxe civil des échanges de feux.
De cet endroit où tirent les canons,
où les tanks tournent en force,
aux mouvements ithyphalliques,
où la poignée d’éclats d’obus est toujours bien répartie.
Où es-tu ? – je hurle à la croisée des chemins
et, cubiques, les larmes s’écoulent sur ma poitrine,
comme les dés jetés
par quelques généraux de paille.
Oh, je le sais bien – les soldats ramassent toujours les larmes
dans leurs casques de camouflage,
tandis qu’ils se jettent sous les chenilles, en plein feu,
comme c’est écrit dans le règlement ;
les ramassent aussi les blessés qu’on relève des rigoles,
ceux qui sont collés au chalumeau à la bordure,
les soldats écrasés,
lourds comme des ailes transpercées par des balles.
Là-bas, dans le lointain, il y a la guerre,
comme un phacochère sournois, au pas rusé,
qui court par-dessus les êtres vivants,
par-dessus les dormeurs.
Le phacochère qui s’empare de la terre, des larmes, de l’âme ;
qui veut taillader sur le visage des recrues
son image et sa ressemblance,
qui veut leur enfoncer des idées dans la tête
avec une barre de fer,
en les cinglant avec sa corde rougie de sang,
la corde avec laquelle il fouette,
fend, étrangle, lisse…
Là-bas, dans le lointain, il marque le pas
sur le sens de la vie,
il cloue les portes, embrase les murs, carbonise.
Là-bas, il intime à la poussière l’ordre
de préparer pour toi aussi, mon amour,
parmi les assauts et les éboulements,
une toile de tente…