Gioia Kayaga
Années soixante
Je suis l’enfant des alcooliques,
des immigrés mélancoliques
Un enfant sans passé,
une marionnette sans fil :
pantin désarticulé,
sans face ni profil...
Je suis née ici mais fille d’exil.
Départs et au revoir,
vies qui s’effacent sans traces,
migrations sans bruit, sans histoire,
qui ne trouvent pas leur place.
Je suis l’enfant amnésique
d’une lignée sans mémoire ;
Mon patrimoine historique
tient dans un mouchoir.
Défauts d’hérédité... Prémédités ?
Grands-pères muets et exilés,
grand-mères folles et absentes.
L’histoire ne peut se raconter
qu’à partir des années soixante.
Années soixante, années soixante...
Je suis l’Afrique des indépendances, du travail, de la droiture,
qui croyait avoir sa chance mais s’est vendue aux dictatures ;
l’Afrique qui crève mais qui décroche des bourses,
une Afrique qui se lève sans tenir debout,
Je suis celui dont les rêves meurent avant la fin de la course.
Je suis aussi cette belge légère, se libérant de parents trop
stricts,
qui – quand la bière a trop coulé – apprécie la drague
exotique.
Je suis celle qui rêvait de liberté, à peine sortie de sa
campagne,
qui se retrouve enchaînée, déjà mère et compagne.
Devenue la femme du noir, je suis celle qui essaie d’y croire.
Années soixante. Grossesses non désirées.
Ma mère est née de ces jeunesses en cendres
qui ont dû se marier sans que rien ne les rassemble.
Ma mère, enfant amputée d’une moitié d’identité,
À jamais handicapée puisqu’on l’a voulue « intégrée ».
Je suis cette Afrique diluée dans des couples sans amour,
Semant des enfants café-au-lait
qui se cherchent toujours.
Années soixante, années soixante...
autre branche, de l’autre côté de la Sambre
Je suis noir charbon comme l’est la patrie,
la vie et la maison des exilés de l’Italie.
Je suis la cité ouvrière, celle qui a mis son manteau gris,
je suis le fils du prolétaire... Celui qui rêve de l’Italie.
Fini de descendre à la mine : on a fermé un monde,
il me reste l’usine et puis cette belle blonde.
Je suis aussi une blonde hystérique, jolie danseuse étoile,
élevée parmi les alcooliques, mon seul titre est reine du bal.
J’ai cru tromper le gris du ciel dans les bras d’un bel Italien
mais je suis une femme infidèle et il a le sang des Latins.
Sirène coincée dans sa piscine, se cognant contre les parois,
qui ne connaît que l’aspirine des lendemains de gueules de bois.
Années soixante. Enfances sans repère.
Mon père est ce garçon perdu, privé de sa mère adultère,
au cours d’un divorce vendu à la colère du père.
Jour après jour, il sert les dents sur une absence,
essuie les coups en attendant de devenir grand.
Je suis l’enfant des alcooliques,
des immigrés mélancoliques
Moi. Aujourd’hui. Je ne connais que les terrils,
je ne connais pas l’Italie... Née ici mais fille d’exil.
Je suis rencontres clandestines entre jeunes gens sans oseille ;
je suis l’arbre sans racine d’un pays sans soleil.
La demandeuse d’asile, sans patrie ni drapeau,
poussant en exil, sans même une couleur de peau.
Mes branches se balancent, ni blanches ni brunes, ni noires
mais de toutes les nuances... Je suis l’arbre bâtard.
J’ai le noir de l’ébène qui danse au creux de mes reins,
coule dans mes veines, et vient battre contre mes seins.
J’ai la langue latine qui ne trouve pas ses mots,
quand le froid m’assassine, je la réchauffe au goulot.
Une voix que rien ne forge, aux langues égarées,
restées coincée au fond des gorges, muettes logorrhées.
Je suis l’enfant des alcooliques, des immigrés mélancoliques.
Entre les silences et les morts, je
je suis l’éternelle clandestine, comme un
comme un bateau sans port, comme un
comme un arbre sans rac...